Il était une fois........... la fête à Ernage.
Lorsque j'étais enfant, le mot fête n'avait à mes yeux d'autre signification que les attractions que la St Barthélemy
ramenait chaque année "sur la place".
J'avais une prédilection pour les balançoires de Jean Humblet que l'on surnomait Jean Cheval.
Les forains qui installaient leurs loges à Ernage, pour la fête, arrivaient
dans le courant de la
semaine qui précédait le grand jour. Jean Cheval arrivait toujours le mercredi
et je guettais
son arrivée. Il était reconnaissable de loin grâce à l'aspect particulier de
son camion et,
lorsque le convoi pointait rue Grande (actuellement rue Cals) dans le virage qui
fait face à
l'actuelle maison de Robert Noël, je bondissais de joie.
Je crois que l'arrivée de Jean Cheval réjouissait particulièrement les
enfants qui, du même coup, affluaient "sur la place" pour assister au montage des
balançoires, sinon pour donner
un coup de main au transport du matériel.
Un tour sur la balançoire coûtait 50 centimes. Au rythme où je m'y
adonnais, les deux ou
trois francs que je recevais de marraine Césarie étaient rapidement épuisés.
Je rentrais
alors à la maison à toutes jambes me réapprovisionner en monnaie et je
repartais aussitôt à
la conquête du ciel.
Pour éviter ce va et vient, parrain Théophile, une année, avait versé à
Jean Cheval, à mon
insu, un forfait de 50 francs moyennant quoi je voltigeai à vau-l'eau jusqu'à
saturation durant
les trois jours de la kermesse. C'est pourquoi, ce dimanche là, mes parents, ne
me voyant
pas rentrer à midi pour manger, me trouvèrent endormi dans la balançoire.
J'étais le plus
heureux des garçons d'Ernage.
Derrière les balançoires qui étaient au nombre de six était tendue en guise
de décor de fond,
à quelques mètres de hauteur, une toile de teinte bleue.
Le mardi soir, dernier jour de la fête, Jean Cheval, pour gagner du temps,
commençait par
démonter la toile en question et il arrêtait définitivement son
"Limonaire" ; alors mon coeur se
remplissait de tristesse.
Le lendemain matin, de très bonne heure, Jean Cheval était parti. Ne restaient
dans l'herbe
tassée que les traces blanches des supports sur lesquels, pendant une semaine,
la
charpente des balançoires avait reposé à niveau. Il m'est arrivé de fondre
en larmes devant
cette désolation.
Tous les sept ans, la fête à Ernage coïncidait avec celle de Grand-Leez et
celle de Mazy. En
l'occurrence, la place d'Ernage restait à peu prés déserte, les forains
préférant, à juste titre,
du point de vue de la rentabilité, s'installer dans les communes plus
importantes que celle
d'Ernage.
Or, cette année-là, je n'avais pas voulu croire mes parents lorsqu'ils
m'avaient prévenu que
Jean Cheval ne viendrait pas.
J'attendis donc, en vain, le mercredi toute la journée... puis le jeudi...
" on ne sait jamais...
s'il avait changé le jour".
Le jeudi soir, tous mes espoirs s'étaient envolés : "Il ne viendrait
plus:". Je sombrai dans un
immense chagrin : ce fut une triste fête, tellement j'étais malheureux.
Il arrivait que, lorsque le jour de la fête de St Barthélemy tombait, par
exemple, un mardi ou un
mercredi, l'on devançât le jour de la kermesse au dimanche qui précédait le
jour de la fête du
saint. Cela permettait d'éviter la coïncidence dont j'ai fait écho plus haut.
Ceux qui croient
aux légendes vous diront que "adorer li panse divant l'saint"
attirait systématiquement le
mauvais temps pour toute la durée de la fête et que la pluie n'était autre
que la punition
infligée aux Ernageois par St Barthélemy pour avoir fait précéder la fête
religieuse de la fête
profane.
La fête à Ernage était aussi l'occasion, notamment chez les dames et les
demoiselles, du
renouvellement de leur garde robe et, jusqu'au dimanche, le secret était
jalousement gardé
de la teinte et du modèle de la robe de bal, voire du chapeau neuf à exhiber
à la grand-messe.
Les choses sérieuses commencaient en réalité le vendredi qui précédait
le dimanche de la
fête.
Rares, en ce temps là, étaient les ménagères d'Ernage qui ne cuisaient pas
le pain dans leur
propre four et forcément les tartes de la kermesse. Je me souviens de
l'indescriptible
encombrement de plats, de récipients de toutes sortes qui contenaient les
divers ingrédients
qui devaient servir à la fabrication des tartes.
J'ai vu, chez moi, Césarie et Hortense faire plus de vingt tartes pour la
fête; il y en avait au
sucre, à la semoule de riz, au riz, au fromage, à la purée de prunes ou
d'abricots. il est vrai
qu'au nombre de ces tartes étaient toujours prévues celles réservées à
l'une ou l'autre famille
qui, éprouvée par un deuil récent, "ne faisait pas la fête". L'on
mangeait en premier lieu les
tartes blanches, telles celles au fromage, qui auraient eu tendance à se
laisser pousser la
barbe les premières. L'on réservait les dernières à la purée de prunes ou
d'abricots de
manière qu'il en restât pour le dimanche de la remise, c'est à dire le
dimanche qui suivait
celui de la fête et qui était, pour quelques invétérés, le prétexte pour
enterrer la défunte
kermesse dans des libations effrénées et souhaiter de loin la bienvenue à
celle de l'année
suivante.
Le vendredi de la fête était un beau jour. Les senteurs familières se
répandaient dans tout le
village, de la fumée de bois qui chauffait les fours en se consummant aux
parfums sucrés
des tartes qui cuisaient.
Il arrivait à ces parfums de se mélanger aux odeurs du rôti que, par mesure
d'économie
d'énergie l'on faisait cuire le vendredi dans le four à tartes, bien qu'il fut
réservé pour le
dimanche de la fête. Il suffisait de le réchauffer en temps utile.
En ce temps-là, j'étais du nombre des six enfants de choeur parmi lesquels
une hiérarchie de
stricte rigueur était scrupuleusement respectée. C'est ainsi qu'au plus ancien
revenait
notamment l'honneur et la responsabilité d'entretenir le feu de l'encensoir.
Vint forcément le
jour où cette lourde tâche m'échut.
Le feu était entretenu dans l'encensoir au moyen de "braises".
C'est ainsi que nous
désignions le charbon de bois dont nous nous servions. Ce charbon de bois en
petite
quantité dans l'encensoir présentait le désavantage de s'éteindre
rapidement. C'est pourquoi
l'on voyait couramment l'enfant de choeur de service balancer l'encensoir à
bout de bras
pendant les offices ce qui, grâce au déplacement de l'air, avait pour effet de
maintenir
l'incandescence du charbon de bois. Il arrivait cependant que le feu tendit à
s'éteindre. Alors
l'enfant de choeur, soulevant le couvercle de l'encensoir, se mettait à
souffler à pleins
poumons sur le charbon de bois prêt à rendre l'âme, jusqu'à ce que le feu
crépitât, tout rouge.
Il rabattait alors le couvercle de l'encensoir qui recommençait sa voltige au
milieu du choeur.
J'évoque le charbon de bois parce que, généralement, c'était le vendredi de
la fête que
Césarie renouvelait ma provision pour l'encensoir.
Pour cuire les tartes, elle utilisait, en effet, plus de bois que d'habitude.
Lorsqu'elle le retirait
incandescent du four, elle le disposait dans une cuvelle qu'elle recouvrait de
sacs détrempés,
ce qui avait pour effet d'étouffer le feu, d'où le charbon de bois
d'excellente qualité pour mon
encensoir.
Existait en ce temps là, la coutume selon laquelle pour annoncer la
kermesse, "on bouchif les
tchampes" expression wallonne qu'il m'est difficile de traduire en
français. Elle consistait en
ce que, le samedi de la fête, au moyen d'un système dans lequel intervenait le
carbure, l'on fit
entendre des coups de canon.
J'ai retrouvé tout récemment cette coutume en divers endroits de Ténérife,
aux îles Canaries
et notamment à Masca, village enfoui dans le cirque de ses montagnes rocheuses
aux parois
verticales de 400 mètres.
Les organisateurs de la fête locale y faisaient, comme chez nous, la quête
dans le but de
pourvoir aux dépenses des festivités. Chaque fois qu'ils recevaient l'obole
d'un habitant du
village, ils lançaient dans les airs, au moyen d'un pistolet à cet effet, pour
rendre hommage au
généreux donateur, une fusée qui éclatait, avec grand fracas, à 100 mètres
de haut et dont
l'écho de la détonation s'amplifiait en se répercutant de paroi en paroi.
L'effet était des plus saisissants.
Je ne me souviens plus de façon formelle mais, je pense bien que les loges
foraines, les tirs-aux-pipes, les "boubounis" expression wallonne qui signifie marchands
de bonbons, les
attractions, telles les balançoires de Jean Cheval, entraient en action le
samedi de la fête
dans l'après-midi.
Le ponton Lekenne de Jodoigne qui, fidèlement chaque année, se fixait à
Ernage pour la fête,
libérait, dans la soirée, ses "flonflons" qui répandaient dans
l'environnement un air de fête,
comme pour couronner les efforts déployés par les Ernageois pour que la
kermesse fût
célébrée dignement. Ceux qui ont encore le privilège de conserver le
souvenir de ces
moments d'euphorie ne peuvent légitimement réprimer un petit pincement au
coeur.
Ainsi en va-t-il des choses du passé que nous avons volontiers tendance,
après coup, à nimber d'auréoles plus proches de notre imagination que de la réalité.
Et cependant, il y a plus de 50 ans, c'est-à-dire avant la guerre de 1940 et
pendant les
quelques années qui la suivirent, la population d'Ernage constituée en grande
majorité
d'agriculteurs et d'ouvriers d'usine ne connaissait, la plupart du temps, en
fait de distractions
extérieures que les cinémas Royal et Agora de Gembloux et, bien entendu, les
kermesses
des villages voisins.
ERNAGE-RENCONTRE d'aujourd'hui peut jouir d'une réputation qui a bousculé,
à grand
fracas, nos frontières locales, la fête d'autrefois avait, pour les Ernageois,
une signification
toute autre, à la mesure des possibilités de l'époque.
Si l'horizon des enfants dont j'étais avant la guerre se limitait, à leur
plus grande satisfaction
d'ailleurs, aux balançoires de Jean Cheval, il n'en était pas de même pour
les jeunes gens et
pour la génération qui les précédait dans la mesure où, mises à part les
manifestations qui se
déroulaient dans le courant de la journée, la seule possibilité de se
réjouir, le soir venu, était
de se rendre au ponton pour danser. Il n'y avait pas, du moins n'y avait-il plus
à Ernage, du
temps de ma jeunesse, de salle ou de local du village où l'on eût pu danser.
Il faut remonter bien des années plus tôt et j'y viendrai plus loin, pour
retrouver à Ernage ce
que nous appelons encore aujourd'hui "la Belle Epoque".
Le curé Wauthy que j'évoquerai plus loin avait donc beau dire et s'insurger
contre les "fameux
pontons", il eut été bien difficile de freiner un enthousiasme qui
n'avait, en réalité, l'occasion
de se manifester pleinement qu'une seule fois au cours de l'année. Cette
euphorie
s'exprimait plus particulièrement le samedi soir, à l'ouverture des portes du
ponton, où la
jeunesse se fixait rendez-vous, libre des contraintes vestimentaires du
lendemain, certaine, à
l'encontre de la cohue du dimanche, de disposer de plus d'espace pour se livrer
au plaisir de
la danse, ivre de la primeur de ces instants que chaque année qui passait
suffisait à faire
oublier d'une fois à l'autre.
Dois-je décrire ici ce qu'était le ponton d'avant guerre, alors qu'au
hasard d'une promenade
dans les villages environnants, aux beaux jours de l'été, il est bien échu
qu'à l'occasion de la
kermesse, l'on ne puisse en découvrir l'un ou l'autre exemplaire. Ou bien, s'il
est pressé de
satisfaire sa curiosité, suffit-il au lecteur de se rendre à Corbais où, en
bordure de la
Nationale 4, derrière l'établissement Piano 2, est conservé en parfait état
l'un des plus beaux
pontons d'autrefois.
L'orchestrion répétait successivement deux fois le même air : valse,
tango, polka... après
quoi la piste de danse se vidait pour accueillir de nouveaux couples ou tout
simplement voir
revenir ceux qui, du soir au matin, ne s'arrêtaient pas de danser.
A l'occasion de ce récit, je ne puis écarter de ma pensée le souvenir de
mon frère Robert qui,
en maître-danseur, fréquentait toutes les kermesses des environs et fermait
généralement
les portes du ponton aux petites heures du matin. Un jour où vraisemblablement
il se trouvait
dans une forme particulière pour danser et "n'en ratait pas une", il
ressentit tout à coup un
petit courant d'air lui caresser les fesses. En tâtonnant l'endroit d'où lui
semblait venir le
vent, il s'aperçut que la couture de son pantalon entre les deux fesses avait
cédé sur toute sa
longueur. Le pauvre! Il dut rougir comme une tomate, surtout, je pense, lorsque
dans la
roulotte, il dut enlever son pantalon devant la femme Lekenne qui le lui
recousit
sommairement de manière à lui permettre de poursuivre ses ébats.
J'ai encore connu le temps où, après que l'orchestrion eût répété deux
fois l'air, les couples
se remettant en piste, faisaient le tour de cette dernière en se tenant par les
bras, tandis
qu'un employé du ponton percevait auprès de chaque couple, avant que l'on ne
relançât la
musique, la somme de 10 centimes pour la danse suivante. Plus tard, le prix des
danses fut incorporé au prix d'entrée au ponton qui fut fixé à 5 francs.
En ce temps-là, le dimanche de la fête, la grand-messe de St Barthélemy
était célébrée en
grande pompe et se clôturait même par le chant du "Te Deum". Le
curé Wauthy, à l'opposé
de Frère Albert aujourd'hui, dissociait délibérément la cérémonie
religieuse des
débordements profanes.
Qui ne se souvient, en effet, des réquisitoires aussi mémorables
qu'impitoyables du curé
Wauthy contre les "fameux pontons" qu'il considérait comme des lieux
de perversion et de
débauche : "le rendez-vous du péché" contre le 6ème commandement,
dans la mesure où il
considérait une partie de danse entre homme et femme comme une oeuvre
illégitime de la
chair et, par conséquent, comme un péché mortel. Comme si les
"tourtereaux" de l'époque,
en passe d'amour, n'avaient préféré aux avant plans de la vitrine abondamment
éclairée que
constituait le ponton, la douceur d'une petite cachette secrète plus propice à
leurs ébats.
Le dimanche de la fête, à la grand-messe, la petite église d'Ernage
regorgeait de monde venu
écouter avec curiosité et amusement la plaidoirie du curé Wauthy, mais aussi
venu exhiber,
qui son costume, sa cravate et ses souliers neufs, qui sa robe et son chapeau du
même cru.
A la sortie de la messe, la "Jeunesse", c'est-à-dire le comité
organisateur de la fête harcelait
tout le monde pour épingler, au revers de la veste de l'un, à la robe de
l'autre, une floche qui,
pour quiconque la portait, signifiait son adhésion de plein gré à l'euphorie
commune. Le port
de la petite floche était cependant conditionné à versement, dans l'écuelle,
de la petite obole
rince-gosier.
Pendant ce temps, la fanfare jouait un air de circonstance. Les gosses se
faufilaient dans la
foule, et d'un seul jet, ils aboutissaient "sur la place" où les
attractions battaient leur plein.
La jeunesse s'engouffrait pour une heure ou deux au ponton où l'orchestrion
prenait le relais
du "Te Deum" dont les dernières notes venaient de mourir dans
l'église toute proche.
Le ponton était monté, en effet, à l'emplacement de la maison d'André
Aubry, tandis que, de
l'autre coté de la rue lui faisaient face quelques "Boubounis",
friterie ou tir-aux-pipes. Il faut
avoir vécu ces heures fugitives si proches du bonheur, nous semble-t-il
aujourd'hui.
Beaucoup de nos aînés en ont emporté le secret pour toujours.
Les hommes, pour ne pas rompre avec leurs habitudes dominicales, se rendaient
"A mon
Beunon", autrement dit chez Hubinon où Sylvain et Gabrielle tenaient café
avant que ne fut
bâtie par René Moureau l'actuelle salle "La Concorde".
Comme c'était la fête, les parties de cartes duraient plus longtemps qu'à
l'habitude mais, il
arrivait pour certains, à leur sortie du café, que leurs libations un peu trop
généreuses
compromissent sérieusement la fin de la journée.
A l'époque, la "jeunesse" dans le courant de l'après midi du
dimanche de la fête, organisait
traditionnellement une course cycliste pour "Juniors licenciés". Ce
fut l'époque où Firmin
Masson se couvrait de gloire dans cette catégorie de coureurs cyclistes. La
guerre de 1940
mit malheureusement fin à la brillante carrière de Firmin qui, de force,
abandonna les
pelotons cyclistes pour figurer dans celui des prisonniers de guerre en
Allemagne. Les
coureurs cyclistes, à l'époque, faisaient le grand tour du village qui,
comparé au petit tour
délimité par la rue Cals, la rue de l"Europe, la rue Emile Labarre et la
rue Jean, incorporait la
grand'route, le parcours aller et retour de la rue du Paradis (l'actuelle rue O.
Pierard) ainsi que
le parcours aller et retour de l'ancienne rue de la Gare, parcours
particulièrement dangereux
au coin de la maison de Raymond Decelle qui masque le trafic qui descend de
l'ancienne
gare à celui qui monte dans le sens inverse, en débouchant du Pont. A cet
endroit, une
année, deux coureurs en plein effort se heurtèrent violemment de plein front,
chacun
débouchant du sens opposé. Cet accident eut de telles conséquences que,
depuis, le circuit
des courses fut écourté, se limitant à ce qu'il est convenu d'appeler
"le tour du village" ainsi
que je l'ai décrit plus haut.
Le lundi de la fête, après midi, se pratiquait le jeu réservé aux hommes
que l'on appelait :
"Coureu l'auwe" en français "courir l'oie". Ce jeu était
le suivant : Une oie préalablement tuée
était suspendue par les pattes à un cordage relié lui-même à deux pieux
dressés de part et
d'autre de la rue. Elle était fixée à hauteur telle que son cou flottât à
portée du gourdin tenu à
bout de bras par un homme en vélo. Il s'agissait en effet, pour les hommes
participant au jeu,
de parvenir à détacher du tronc, la tête de l'animal en se servant d'un
gourdin. Ce n'était pas
si simple car, le concurrent devait se trouver sur un vélo en mouvement, ce qui
revient à dire
que, ne pouvant sous aucun prétexte mettre pied à terre - sous peine
d'exclusion -il devait
d'une main tenir le guidon du vélo et, de l'autre, frapper le cou de l'oie au
moyen du gourdin.
Or l'impulsion donnée au gourdin, surtout si elle portait à faux, dans le
vide, déséquilibrait
rapidement l'équipage. Le gagnant était celui qui, le premier, parvenait à
arracher la tête de
l'oie dont il devenait, du même coup, propriétaire. Or, pour corser le jeu,
l'on truquait de façon
inapparente, selon un système qu'il est superflu de décrire, le cou de l'oie
en le renforçant de
cordes, de telle sorte que, si la chair du cou cédait rapidement sous les coups
de bâton, il
n'en était pas de même des cordes particulièrement coriaces. C'est pourquoi
le jeu se
prolongeait à la satisfaction bruyante des badauds. C'est pourquoi aussi le
vainqueur du jeu
devait, la plupart du temps sa réussite, tout autant au fait de pouvoir tenir
en parfait équilibre
sur son vélo qu'à la force de son poignet. J'ignore si les concurrents
étaient tenus au
versement d'un droit d'inscription mais, je serais bien étonné de ce que le
vainqueur ne fût
pas contraint au paiement d'une tournée générale à ses malheureux
adversaires.
Avait lieu aussi, le lundi de la fête, le jeu de la "course aux
anneaux". Etaient disposées en
forme de cercle un certain nombre de potences à l'extrémité desquelles était
suspendu un
anneau aisément détachable, lequel anneau avait la dimension de 4 ou 5 cm de
diamètre. Le
jeu consistait à empiler sur une tige en fer de quelque 40 cm de longueur le
plus grand
nombre possible d'anneaux en se déplaçant d'une potence à l'autre en un temps
record selon
le mode de locomotion choisi par les organisateurs, tout anneau enlevé étant
immédiatement
remplacé par le préposé à la potence. Le jeu se pratiquait donc soit en
vélo, soit à cheval.
Plus vite on allait pour faire le tour, plus de chance on avait de recueillir
beaucoup d'anneaux
mais, plus on courait le risque de rater ceux-ci.
Le mardi de la fête avait lieu l'épreuve de lenteur qui consistait à
parcourir, en vélo, une
distance déterminée dans le temps le plus long possible. L'idéal était de
pouvoir faire du
"surplace" sans mettre le pied à terre, bien entendu. Il y avait en
ce domaine de véritables
spécialistes.
Le mardi, dernier jour de la fête, avaient encore lieu diverses épreuves
réservées aux enfants,
telles la course dans les sacs ou la course de l'oeuf qu'il fallait maintenir au
creux d'une
cuiller tenue en bouche.
Mais le bouquet final était le bal renversé du mardi soir, le bal renversé
signifiant que
contrairement à l'usage selon lequel les messieurs invitent les dames à
danser, les dames et les demoiselles invitaient les messieurs. C'était la façon des dames et des
demoiselles deremercier les messieurs qui les avaient fait danser les nuits précédentes.
C'était surtout
l'occasion pour les jeunes filles qui avaient fait tapisserie pendant toute la
durée de la fête, de
prendre leur revanche en forçant la main des jeunes gens qui les avaient
dédaignées.
Le bal renversé du mardi avait ceci de particulier qu'il ne réunissait
pratiquement que les
Ernageois, les étrangers de la veille et de l'avant veille surtout n'ayant pas,
à l'instar des
Ernageois, réservé spécialement des jours de congés pour la fête à Ernage.
Il était donc
question de pouvoir se lever le lendemain matin pour se rendre au travail, alors
qu'à Ernage,
la plupart du temps, l'on pouvait encore se permettre de sortir.
Le bal se déroulait dans une animation extraordinaire jusqu'à ce que
traditionnellement se
produisit l'incident que voici. Le propriétaire du ponton Lekenne avait pour
prénom Louis : sa
femme s'appelait Bertha. Venait le moment où tous les danseurs, de concert,
appelaient :
" Lou... is... Ber... tha ! Lou... is... Ber... tha... !" jusqu'à ce
que Louis et Bertha fissent
leur apparition sur la piste, chaussés de sabots. Et la "viole"
démarrait sur un air de mazurka
sur lequel Louis et Bertha, en sabots, se livraient à une exhibition d'une rare
élégance. Puis
le bal reprenait de plus belle dans le débordement de l'allégresse générale
jusqu'aux heures
les plus avancées du mercredi matin : la fête était enterrée dignement.
Etait-ce la belle
époque?
"Non !" m'a répondu l'un de mes aînés. "Pour avoir connu
"la belle époque", il fallait avoir 20
ou 25 ans l'année où tu es né... en 1925".
C'était l'époque où l'on n'ignorait plus tout-à-fait les pontons,
puisqu'un ponton de forme
carrée s'installait, parait-il, dans ma cour, entre ma maison et celle de
Jean-Pierre Stals
(l'ancienne maison de Jules Bertrand). Il était éclairé au moyen de lampes à
pétrole. L'on
n'ignorait donc plus les pontons mais, l'on dansait surtout dans les cafés du
village. A ce
propos, m'est resté le souvenir suivant très lointain, de m'être trouvé un
jour au café "A mon
Mïen" où l'on dansait. ("A mon Mïen", actuellement maison de
Jean Maire Drapier). Le café
"A mon Mïen" n'était autre que celui exploité à l'époque, face à
l'ancienne station de chemin
de fer, par Louis Noël, fils de Maximilien, d'où le surnom wallon resté
attaché au café. Louis
Noël était le grand'père de Robert que nous connaissons tous.
Ce devait être un dimanche de la fête à Ernage après midi. En fait
d'orchestre, un
accordéoniste s'évertuait sur son instrument. Il avait sous les pieds
apparemment un gros
sac de cuir brun (c'est l'image que j'en ai gardée) qui était garni de gros
boutons qu'il
enfonçait alternativement de la pointe du pied. Je compris plus tard qu'il
s'agissait d'un
second instrument au moyen duquel Télesphore jouait les basses. C'était
effectivement
Télesphore Leclercq; il était accompagné de sa soeur Valentine qui
"ramassait" les danses
de la même façon que je le vis faire plus tard par l'employé du ponton, ainsi
que je l'ai
raconté. Télesphore et Valentine étaient neveu et nièce de Théophile, mon
grand'père.
Vraisemblablement, ce jour-là, Théophile m'avait-il amené "A mon
Mïen" pour voir et entendre
jouer Télesphore.
A la même époque, l'on dansait aussi "A mon Pierre" café voisin
de celui de Louis Noël et qui
était exploité par Pierre Gillain. ("A mon Pierre", actuellement la
maison de Philippe Bodart).
"A mon Pierre" l'on dansait aussi au son de l'accordéon que jouait
une dame appelée "le Moïa
de Sombreffe"; elle portait un grand coeur doré sur la poitrine.
Pierre Gillain était sous les aspects les plus paisibles, un personnage
d'une truculence peu
commune. Il racontait un jour à mon père les deux traits que voici de son
esprit farceur.
Tailleur d'habits, il habita tout un temps rue Eugène Delvaux l'actuelle
maison de Dimitri
Xanthoulis. De son atelier, observant à longueur de journée par la fenêtre le
va et vient de la
rue, il avait notamment remarqué que, tous les jours au coin de la haie du
jardinet, un ouvrier
de la ferme Vandenhende (aujourd'hui Cap) retournant à son travail
l'après-midi, s'arrêtait
pour épancher un petit besoin naturel.
Pierre Gillain, pour observer les réactions, non seulement de l'intéressé,
mais des autres
passants circulant dans la rue imagina sceller dans un pavé proche de l'endroit
où l'ouvrier
agricole avait l'habitude de se déboutonner la braguette, une pièce de monnaie
qui scintillerait
au soleil.
Les passants ne tardèrent pas à se pencher, grattant désespérément le
pavé pour en extraire
l'objet convoité. Plus amusantes les unes que les autres, disait Pierre à
papa, étaient les
réactions les plus diverses, les plus inattendues des passants obligés de
renoncer à
s'approprier la pièce désespérément prisonnière du pavé. "Je dus
enlever la pièce, Charles"
disait Pierre à papa "Je n'arrivais plus à me concentrer sur mon travail
et je perdais
énormément de temps à m'amuser des déboires des autres".
Le meilleur ami de Pierre Gillain, mais dont j'ai oublié le nom, possédait
un chien superbe à
longs poils noirs avec lequel très souvent, à la soirée, il rendait visite à
Pierre toujours occupé
très tard à coudre quelque vêtement. Black, d'un volume imposant, avait été
dressé de telle
sorte qu'il n'obéissait qu'à son maître, vis à vis duquel aussi quiconque
n'eut osé quelque
geste maladroit sans se faire happer immédiatement par les mâchoires
redoutables du
molosse, et Pierre en était parfaitement conscient. Or donc, ce soir-là, les
deux amis étaient
occupés à discuter paisiblement de la pluie et du beau temps, lorsque
nonchalamment Pierre
attira l'attention de l'autre sur un imaginaire incident insolite se passant à
la rue. Profitant de
la distraction de son ami, Pierre, de la façon la plus inattendue, heurta
violemment des deux
poings sa table de travail en hurlant: "Black,... Black... nom de
D..." lequel Black effrayé, ne
fit qu'un bond dehors par la fenêtre ouverte de derrière. Il ne réintégra sa
niche qu'une
semaine plus tard.
J'imagine que son ami tint quelque temps rigueur à Pierre de l'incident,
mais lorsqu'il revint
pardonner le farceur, absolument dépourvu de toute mauvaise intention, il lui
dit tristement:"tu
as démoli mon Black".
Sans doute est-elle plus lointaine, car je ne m'en souviens pas, l'époque
où on dansait au
café "A mon Fleubert" "sur la place" à l'emplacement de
l'actuelle maison Gérimont et "A mon
Florian" où habite maintenant Aster Vandenheyde. Le café "A mon
Fleubert" ou "A mon
l'paveu" était tenu par Constant Veni et sa toute menue femme Marie. Petit
garçon j'allais y
chercher les cigarettes de Théophile: des Johnson à 85 centimes le paquet. Un
peu plus tard
ce fut 1 franc 10.
A la fête, Joseph Tété y jouait de l'accordéon et tout en déployant le
soufflet, il tenait à la
bouche un petit instrument au moyen duquel il imitait le chant des oiseaux.
Pour la fête, comme la maison était vétuste et comme l'on dansait à
l'étage, l'on renforçait, de
crainte d'effondrement, le plancher à l'aide d'étançons autour desquels il
fallait se faufiler
dans le café du rez-de-chaussée.
Le café "A mon l'paveu" était, à la fête à Ernage le
rendez-vous des "petites gens" à l'opposé
de "A mon Florian" où se réunissait, pour danser, l'aristocratie du
village. "A mon Florian"
l'orchestre était d'ailleurs plus important. Georges Malfair jouait de
l'accordéon, Paul Somville
chantait et Jules Rousseau, un petit bonhomme rond et jovial, joufflu au teint
rouge et qui
portait une grosse moustache frisée sur les bouts, jouait du violon et
"ramassait les danses".
"A mon Florian", "on allait le lancier", ce qui signifie
que, le dimanche de la fête, à minuit, l'on
dansait le quadrille des lanciers. La danse n'était pas improvisée, mais elle
était au préalable
l'objet de concertations secrètes entre jeunes gens et jeunes filles et le
mystère restait entier
jusqu'aux jour et heure de la danse. La révélation de l'identité des couples
qui "étaient allés le
lancier" suscitait de nombreux commentaires dans la mesure où le fait
"d'aller le lancier",
constituait dans le cadre local un événement très important. "Avo veyeu
Jean-Baptisse qu'a
sti l'ancier avou Zirée ?" (les prénoms sont imaginaires). L'on dansait
encore à la grand'route
dans la maison qui sert actuellement de dépôt à José Mauien, au café qui
était tenu par
Camille Hairsont
Mais, d'une époque plus lointaine que j'ai d'autant moins connue, j'ai
recueilli l'histoire que
voici d'une coutume qui me parait plus touchante d'autant qu'elle est plus
ancienne. Elle
relate en quoi consistait, il y a bien longtemps, l'inauguration ou plutôt
l'ouverture de la fête.
La cérémonie avait lieu le dimanche à 5 heures de l'après midi et elle avait
pour décor quatre
grandes perches plantées dans le sol de manière à former un carré dans
lequel l'on répandait
de la sciure de bois, les perches étant reliées entre-elles par des
guirlandes. Pendant les
quelques jours qui précédaient la fête, les jeunes gens se rendaient au
domicile des jeunes
filles pour les inviter à la première danse à 5 heures. C'était donc à qui
se présentait le
premier que revenait la chance de pouvoir faire son choix plutôt que d'entendre
ceci : "Dje
r'grett, Arthur, dja fait m'promess à Ugène". (Je regrettes Arthur, j'ai
fait ma promesse à
Eugène).
Le dimanche après midi, jeunes filles et jeunes gens se réunissaient
"sur la place" et, à cinq
heures, la fanfare de la "Jeunesse" jouait l'air d'ouverture de la
fête sur lequel les jeunes gens
et leur invitée exécutaient, sur la piste à la sciure de bois, la première
danse sous les
acclamations frénétiques de la foule des badauds. La tradition rapporte que
les cafés dans
lesquels l'on dansait dans le village ne pouvaient pas ouvrir leurs portes avant
qu'eût lieu "sur
la place" la première danse. Je me suis laissé dire que plus d'une idylle
virent le jour à
l'occasion de la première danse de la fête d'antan. Ce que se disaient ces
jeunes gens et
jeunes filles ? "Allez donc le demander aux sources bavardes et vagabondes
qui courent
sous la mousse des bois!" (Je crois avoir déjà entendu cela quelque
part).
Peut-être dans cinquante ans, tandis que, dans le fond de notre retraite
obscure, nous
dormirons du sommeil du juste, attendant le jugement dernier, nos petits
enfants, alors que
les ordinateurs auront bouleversé complètement nos conceptions actuelles de
l'existence,
raconteront-ils, à leur tour, l'histoire d'ERNAGE-RENCONTRE des année 80 et la
trouveront-ils bien plus désuète que celle que je viens de raconter de la fête à Ernage
des années 30-40
et d'un âge ou l'oubli devient le dangereux complice de l'indifférence.
Dans la vie, ce n'est pas toujours la fête, et pourtant tous les jours qui
passent façonnent
inlassablement en chacun d'entre nous, selon les circonstances, un
"Géant" qui sommeille et
dont d'autres peut-être étaleront plus tard, au grand jour, les exploits,
puisque c'est après
notre mort, ainsi que je l'ai déjà écrit, que la sensibilité de la mémoire
collective embellit notre
personnalité pour en faire miroiter les vertus.
Lorsqu'après la mort de Louis Bouvier, il y a quelques années, je me suis
retrouvé seul du trio
que Louis, Robert, mon frère, et moi constituions dans notre enfance, j'avais
rassemblé,
dans L'Rnajoie, quelques souvenirs nous concernant, non d'ailleurs sans certains
reproches
qui m'avaient fait observer la non compatibilité de mes histoires personnelles
avec les buts
poursuivis par notre petit bulletin local.
Sans doute les "Géants" Robert et Louis ne parcourront-ils jamais
les rues de nos villages,
mais puisque les responsables de ce recueil m'ont demandé mon témoignage, j'ai
pensé
pouvoir raconter aux amis de Mathilde de Joseph et des autres la jeune histoire
de ces
enfants que nous étions, Louis, Robert et moi, lorsque la guerre survint le 10
mai 1940.
Tandis que les pauvres restes de Louis venaient d'être déposés dans la
tombe, tandis qu'à
leur pied tombait plein d'affection, de regrets, mais aussi d'espérance, mon
petit brin de
mimosa, je me suis rappelé ces mêmes heures sombres qui suivirent la mort de
mon frère.
Ensemble, Louis et moi étions allés saluer les restes de Robert à Cortil
où il était marié. En
chemin, nous avions évoqué ces souvenirs lointains qui maintenant me heurtent
douloureusement le coeur et les tempes, tel ce trait significatif du bon petit
diable qu'était mon
frère que nos voisins avaient d'ailleurs appelé tout simplement "Robert
le diable".
"T'en souviens-tu" me disait Louis. "Lorsque, petit gosse,
j'étais malade, dans l'impossibilité
de me rendre en classe, je guettais, à midi et à quatre heures, derrière la
fenêtre de la
cuisine, votre retour de l'école. Arrivé devant la maison, Robert qui était
de huit mois mon
aîné, gravissait la cour jusqu'à la fenêtre de la cuisine devant laquelle il
se plantait. Là, il se
mettait à faire, plus invraisemblables les unes que les autres, des grimaces
dont je
m'amusais énormément, riant aux éclats. Ce manège durait au moins un quart
d'heure
jusqu'à ce que maman, sur le seuil de la porte dit à Robert: "Allez,
m'gamin, il est temps que
tu rentres à la maison, ta maman va s'inquiéter". Et Robert, le plus
naturellement du monde,
de s'en retourner, cartable sur le dos, mains dans les poches. A travers le
carreau, hurlant
de chagrin et tout en larmes, je l'observais le plus loin que je pouvais
jusqu'à ce qu'il se
dérobât à mon regard. Maman et ma grand'mère éprouvaient toutes les peines
du monde à
me consoler, me promettant que Robert reviendrait le lendemain.
Le lendemain, en effet, le jeu recommençait".
Plus jeune, Robert fréquentait l'école gardienne de mademoiselle Bosman,
lorsqu'un jour,
dans le courant de l'après-midi, maman le vit rentrer à la maison portant à
une jambe un bas
différent de celui de l'autre jambe.
C'était un jour gris et pluvieux de fin d'automne. Pour protéger du froid
mon petit frère,
maman, au-dessus d'une première paire de bas, lui en avait enfilé une seconde
de teinte
différente.
Arrivé à l'école cette après-midi là à une heure tardive, Robert avait
expliqué à mademoiselle
qu'il était allé se promener dans les "pachis" de la ferme Mathy
(Vandeputte). Il s'était
embourbé dans une ornière et était arrivé à l'école un pied trempé et
couvert de boue.
Mademoiselle Bosman n'avait eu de ressource que de retirer du pied boueux les
deux bas
mouillés et d'enfiler à ce pied l'un des deux bas restés secs à l'autre
pied, puis de renvoyer
Robert à la maison.
Si turbulent ou si bohème pouvait être mon frère, tout aussi bien
faisait-il preuve, en maintes
occasions, d'une docilité exemplaire en classe, lorsque, par exemple, il fut
question de
mémoriser un petit poème que mademoiselle avait appris aux enfants et que
Robert, le jour-
même, s'était empressé de réciter à la maison; le voici textuellement, sans
aucune faute de
frappe :
"J'ai vu des enfants de CHIME
Jaunes comme de petits CARANIS
Mais les enfants de la BERGIQUE
Sont vraiment les plus gentils".
Une autre fois, Robert nous rapporte l'histoire que Mademoiselle avait
racontée en classe et
selon laquelle Caïn avait tué son frère Adèle.
Marraine Césarie, nonobstant ses multiples séjours, au temps de sa jeunesse,
dans les
fermes des alentours, dont elle avait conservé la verdeur du langage des
valets, avait l'esprit
très alerte et savait s'en servir à bon escient.
Entendant Robert, elle avait formulé une remarque d'une opportunité
désopilante, mais qui ne
convenait pas à de jeunes oreilles. Plus tard, lorsque nous grandîmes, papa
l'évoquait
parfois et, chaque fois, tous ceux qui l'entendaient partaient d'un éclat de
rire contagieux dont,
plus d'une fois, du fond de sa tombe, ma grand'mère dut entendre les échos en
souriant.
Il arrivait aussi à Robert de faire l'école buissonnière.
Emile Champagne, père de Max et grand'père d'Etienne, était agriculteur;
il habitait rue Cals,
la maison occupée actuellement par Hervé Rolin. Comme les cultivateurs de
l'époque, il
élevait des cochons et il arrivait qu'une truie se prélassât avec ses petits
dans le pré qui fait
l'angle de la rue Cals et de la rue de l'Europe.
Max racontait un jour à papa avoir observé, pendant plus d'une heure, notre
petit Robert
agrippé aux fils de la clôture, gesticulant et riant aux éclats à se
régaler du jeu capricieux des
bébés cochons autour de maman truie.
Par contre, Robert ne manifestait pas toujours autant de sympathie vis-à-vis
des animaux,
encore que vraisemblablement l'histoire qui suit est antérieure à celle des
petits cochons.
Papa, aussi agriculteur, élevait un peu de bétail. Lorsqu'un veau était
trop petit pour être mis
au pâturage, il restait aux petits soins de l'étable. Or donc, un jour,
c'était l'été, papa qui
faisait la sieste fut éveillé par un remue-ménage inhabituel dans l'étable
attenante à la
maison. Un petit veau ne cessait d'y beugler. Tandis qu'il se précipitait sur
les lieux, quelle
ne fut pas la surprise de papa d'y trouver Robert qui armé d'un gourdin,
martyrisait en veux-
tu, en voila, le petit animal. "Que fais-tu là méchant gamin" lui
dit mon père, en donnant une
fessée à Robert et celui-ci de répondre: "C'est pas moi, c'est lui; il
me fait des grimaces".
Enfant, je n'avais pas grand appétit, à l'opposé de Robert, solide petit
bonhomme, aux
pommettes rouges de santé et qui ne rechignait jamais à table. Le soir
surtout, marraine
Césarie, ma grand'mère paternelle, éprouvait grand-peine à me faire avaler
quelque
nourriture.
Robert, par contre, qui m'a longtemps appelé "ti wère" (petit
frère) lorsqu'il avait vidé le
contenu de son assiette, me regardait en coin en me disant: "T'as plus faim
"ti wère", donne,
je vais le manger" et il s'emparait de mon assiette. "Mais, m'gamin,
tu vas être malade" lui
disait marraine Césarie et Robert de répondre: "Peut-être pendant la
nuit" ce qui arrivait de
temps en temps.
Lorsque j'eus l'âge de raison, St Nicolas qui ne m'avait pas encore
révélé son identité réelle,
m'apporta un splendide petit vélo rouge. Robert hérita, dès lors, de la non
moins magnifique
trottinette à pneus gonflables que j'avais reçue plus tôt. Avec Robert, la
pauvre trottinette
connut son maître. Elle tint cependant suffisamment le coup pour que mon
frère, du moins
dans les premiers temps, s'en servit pour se rendre à la grande école.
Pendant les heures de classe, il déposait la trottinette dans la remise à
couleurs, toute
proche, de l'oncle Constantin Brabant, peintre de sa profession, le grand'père
de Valère.
Nous éprouvions beaucoup de plaisir à voir Robert se propulser à l'aide de sa
trottinette, tant
il avait de dextérité dans cet exercice et notamment à faire mouliner la
jambe gauche.
Un jour, maman l'aperçut sur la rue revenant de l'école à une heure
incongrue et poussant sa
trottinette plus prestement qu'à l'habitude, à supposer que cela fut possible.
Les joues
écarlates, il remonta notre cour à toute vitesse. Maman s'aperçut alors que
dégoulinait le
long des jambes de mon frère une matière brunâtre que, ni le pauvre Robert,
ni sa petite
culotte, n'avaient pu retenir. Il n'avait même pas eu le temps de prévenir
Monsieur le Maître
Louis, mais le plus obstrué des nez enrhumés eut pu le suivre sans peine à la
trace.
Pauvre Robert, m'en voudrait-il d'avoir raconté cette histoire? Je ne le
pense pas tant il était
jovial. Je crois plutôt qu'il s'en serait follement amusé.
Il alla de soi que, grandissant, Robert apprit à rouler sur mon petit vélo
rouge jusqu'au jour où
sa trottinette rendit l'âme définitivement. A partir de ce moment là, mes
parents durent
composer pour partager entre mon frère et moi, l'usage du vélo. Un accident
résolut
momentanément le problème, mais ce fut, en fin de compte, au détriment du
vélo.
Charles Renson habitait rue Jean, la maison qu'il vendit par la suite à
Raymond Louis qui
l'habite toujours. Charles faisait le transport et, à cette fin, il possédait
un camion sur lequel,
bien souvent, à la fin de la journée, il nous laissait grimper, bande de
gamins, pour faire un
petit tour. Moins de deux mois me séparaient de ma communion solennelle. Ce
soir-là,
Charles Renson pour nous faire déguerpir du camion, avait saisi une longe avec
laquelle il
feignait plus de nous chasser qu'il ne cherchait en fait à nous atteindre.
J'étais resté dernier
et, tandis que j' en sautais, pour éviter la longe, je restais accroché au
camion par un pied,
m'abattant lourdement sur le sol, le bras droit en avant. Me relevant tant bien
que mal, le bras
fracturé, je m'encourus à toutes jambes à la maison.
Ma fracture arrangeait bien mon frère à qui revint l'usage exclusif du vélo
sur lequel je ne
pouvais plus monter du fait du plâtrage de mon bras. Mais, les plâtres ne
durent pas. Vint le
jour où je pus remonter sur mon vélo. Ce qui déplut souverainement à Robert
qui,
m'apercevant et se précipitant sur moi pour m'en faire descendre, me fit tomber
dangereusement sur le bras qui venait d'être déplâtré. Papa avait assisté
à la scène; de
rage, il s'empara du vélo qu'il réduisit en tas de ferraille en le
précipitant à plusieurs reprises
sur le sol.
Le dimanche qui suivit l'incident, parrain Théophile, notre grand'père
paternel, ramenait de
Bruxelles, pour Robert, un petit vélo neuf de la Marque Ajax, je m'en souviens.
Pour Robert?
bien sur! mais, je dois avouer que papa avait déjà commandé pour moi aussi un
vélo neuf, un
grand celui-là, chez Adelson, marchand de vélos qui habitait au bout de la rue
Emile Labarre,
la maison adossée au talus du chemin de fer et habitée actuellement par Joseph
Adam.
Formule magique, chacun y trouvait son compte. Robert et moi recevions tous deux
un vélo
neuf, tandis que grand'père et papa passaient l'éponge sur un conflit de
générations que notre
querelle de gosses avait provoqué.
Venant d'évoquer St Nicolas, je ne puis m'empêcher de penser aux
grands-parents
maternels de Louis : Clément Bassine, mon parrain de baptème et marraine
Flore, tante de
maman. Ils avaient pour moi une grande affection, les largesses de St Nicolas
qui
m'apportait chez eux de magnifiques cadeaux en ont toujours témoigné.
Le 6 décembre, jour de St Nicolas, maman me conduisait chez parrain Clément
et marraine
Flore. Pour corser un peu l'événement, les hommes étant partis au travail,
marraine Flore et
Léonie, maman de Louis et cousine de maman, nous faisaient entrer d'abord à la
cuisine
qu'une décoction de feuilles d'eucalyptus parfumait délicieusement. Après
l'échange de
quelques propos entre les trois femmes, Louis et moi, émerveillés, passions
les premiers à
la salle à manger où St Nicolas, la nuit précédente, avait déposé un peu
partout, sur la table,
sur les fauteuils, les cadeaux qu'il nous destinait.
Je me rappelle notamment le jour où St Nicolas apporta à Louis un
"cinéma". C'est ainsi que
nous appelions à l'époque, le jouet tout de même assez sophistiqué avec
lequel l'on projetait
des chutes de films 35 mm, que l'on trouvait au rayon des jouets des grands
magasins,
notamment à l'occasion de la St Nicolas.
Certes, Robert et moi avions-nous déjà à la maison un "cinéma"
mais, à partir du moment où
Louis eut le sien, nous délaissions le nôtre, celui de notre cousin étant de
loin plus
perfectionné. Il l'était si bien, que, ne pouvant être confié à des mains
trop jeunes ou
inexpérimentées, marraine Flore s'était appropriée le service du
"cinéma" et elle seule
occupait les fonctions d'opératrice.
Parce qu'ils étaient plus beaux projetés sur l'appareil de Louis, Robert et
moi apportions nos
films à marraine Flore qui, au cours de l'hiver, organisait à la cuisine des
séances de cinéma.
Cousin Charles, papa de Louis, avait tendu sur un châssis un vieux drap de lit
qu'une fois le
soir venu, l'on posait contre la fenêtre de la cuisine. Du fond de celle-ci,
marraine Flore
actionnait la manivelle du "cinéma". Le ronronnement de la machinerie
de l'appareil tenait lieu
de sonorisation et même si, en cours de projection, il arrivait à Louis de
s'écrier : "Marraine, tu
tournes trop vite" ou "Marraine, tu tournes trop lentement",
petits et grands nous amusions
follement. Tourner à la manivelle du "cinéma" était un art au même
titre que celui de jouer de
l'orgue de barbarie. De la parfaite régularité de l'actionnement de la
manivelle dépendait
l'harmonie des mouvements qui apparaissaient sur l'écran.
Evidemment, à chaque séance de cinéma, nous revoyions toujours les mêmes
films dont j'ai,
pour la plupart, oublié les sujets. Deux cependant me reviennent à la mémoire
parce qu'ils
avaient notre préférence, l'un relatif à une course de voitures automobiles,
l'autre montrant
une course de chevaux. J'y pense, il devait y avoir aussi l'un ou l'autre
Charlot.
Si les séances de cinéma chez marraine Flore restent vivantes en ma
mémoire, elles ne
sont pourtant que l'un des mille et un souvenirs qui me rattachent à cette
maison que nous
appelions tout aussi bien chez parrain Clément, chez Louis que chez cousine
Léonie ou chez
marraine Flore, tant Robert et moi y étions un peu considérés comme les
enfants de la
maison. C'est tellement vrai qu'aussi longtemps que moi-même d'abord, puis mon
frère,
n'eûmes pas l'âge de pouvoir aider nos parents agriculteurs surchargés de
travail, nous
passions le plus clair de nos vacances chez Louis plutôt qu'à la maison, cela
étant
vraisemblablement dû au fait que marraine Flore et cousine Léonie avaient
mieux le temps de
nous entourer, de s'occuper de nous.
Au bout du jardin se trouvait un pré. En été, nous nous amusions à y
dresser l'une ou l'autre
tente à l'aide de toiles d'emballage, de cordes et de grands bâtons que nous
allions couper
dans l'un ou l'autre talus. Lorsque la tente était dressée, nous nous y
installions. Robert
ayant apporté le petit phonographe qu'il avait reçu de St Nicolas et que l'on
remontait aussi à
la manivelle, nous écoutions "La mère Michèle", "Il pleut
bergère", "Frère Jacques" ou autres
ritournelles du même cru.
Mes grands-parents Théophile et Césarie jouaient régulièrement aux cartes
chez leurs
voisins, les Brabant Gustave et Juliette. Ils jouaient pour de l'argent. Gustave
gagnait le plus
souvent et avec l'argent gagné, il rapportait de Bruxelles où il travaillait
à la Caisse d'épargne,
"à l' caisse" comme il disait, des disques pour le phonographe de
Robert.
Vers quatre heures, du fond du jardin, marraine Flore ou cousine Léonie nous
appelait pour
goûter. Goûters mémorables : le pain, le café, la confiture dont la saveur
particulière nous
flattait le palais dix fois mieux qu'à la maison.
Nous avions grandi. Vint le jour où, au nombre des garçons de mon âge, en
raison de mon
intention de devenir prêtre plus tard (l'on me prédit alors que, plus tard, on
m'appellerait le
curé manqué), j'eus le privilège d'entreprendre des humanités au petit
séminaire de Floreffe
où je devins pensionnaire.
A cette époque, nous rentrions à la maison toutes les six ou sept semaines,
c'est-à-dire pour
les vacances ou pour les congés intermédiaires, par exemple de la Toussaint ou
de la mi-
carême. Les retours au séminaire après ces vacances ou ces congés, étaient
particulièrement pénibles, surtout pour les plus jeunes restés plus
dépendants des
tendresses maternelles. Généralement, le jour de la rentrée, marraine
Césarie, qui portait
ma lourde valise, et Robert m'accompagnaient à la gare où je prenais le train
de 17 heures.
Lorsque le train s'ébranlait, Robert entreprenait, sur le quai, une course
folle à hauteur du
compartiment où j'étais monté, et ce, jusqu'à ce qu'il ne fût plus de
taille à soutenir la vitesse
du convoi. Alors il s'arrêtait en faisant, sans désemparer, de grands signes
des deux bras.
Penché à la portière du compartiment, tandis que de grosses larmes me
ravageaient le
visage, je lui faisais signe "au revoir" de la main. Et lorsque, point
minuscule, sa silhouette
s'estompait à l'horizon, je rentrais dans le compartiment, je m'y calais dans
un coin et,
pendant de longues minutes, j'y noyais mon chagrin.
Un jour, imperturbable, le train de la vie, au mépris de mon tourment, a
poursuivi sa route,
tandis que la silhouette de mon frère s'évanouissait à jamais dans les brumes
infinies du
temps qui passe et ne revient plus.
Adieu, "Ti wère".
Ma vie de pensionnaire avait modifié sensiblement, à mon détriment
vis-à-vis de Robert et
Louis, un état d'esprit qu'il m'est difficile de définir exactement. Sans m'en
rendre compte de
prime abord, je les avais distancés, j'avais doublé un cap dont, à l'âge de
8 ou 9 ans, ils
étaient encore éloignés.
Il n'empêche qu'ils profitèrent de mon absence pour tenter leur première
expérience d'homme
le jour où (en cachette) ils grillèrent leurs premières cigarettes. J'ai
raconté en d'autres
circonstances le rôle important joué par le pont de la croix au cours des
événements
tragiques de mai 1940. C'est sous ce même pont, qu'en haut du talus du chemin
de fer mes
deux lascars cachaient leur paquet de cigarettes à l'abri d'éventuelles
intempéries. A
l'époque, si mes souvenirs sont bons, le demi jour de congé hebdomadaire
était fixé au jeudi
après midi. Après déjeuner, puisque telle est l'appellation correcte du repas
de midi, Robert
et Louis se retrouvaient et prenaient ensemble la direction du pont de la croix
où ils allaient
fumer. Une fois terminée l'opération tabac pour laquelle le temps était
judicieusement
compté, ils s'empiffraient de friandises, de manière à ne pas être trahis
par leur haleine une
fois de retour à la maison. Trahis, ils le furent pourtant, par qui... par
quoi... allez-y voir,
mais, en tout cas, en vertu de ce principe sans doute plus ou moins contesté,
selon le cas,
de nos jours : "papa a raison".
Vint le 10 mai 1940, j'ai raconté, d'autre part, ce que furent pour nous les
trois jours qui
précédèrent notre évacuation, le 13 mai au soir. Le lecteur sait déjà,
dès lors, que nos
familles, celle de Louis, celle des Brabant, celle des Lanneau et la nôtre,
évacuèrent sur le
camion rouge qu'un chasseur ardennais mobilisé avait confié à Ernest Lanneau.
Ici intervient le quatrième larron : Marcel Lanneau qui, en 1940, était
âgé de 13 ans. Il avait
pris place à côté de nous sur la camion de sorte que Robert, Louis, Marcel et
moi formions
ce quatuor toujours aux aguets du moindre incident de route pour se distinguer.
Il faut dire
que nous avions été sérieusement commotionnés par les quelques bombes
allemandes
tombées à Ernage le dimanche de la Pentecôte et que notre fuite, sans
incident, sur la
camion rouge, nous donnait cette impression toute relative de sécurité qui
avait permis à nos
jeunes nerfs de se relâcher complètement.
Or le soir, à l'étape, tandis que nous logions la plupart tu temps dans des
granges au milieu
des rats ou dans des écuries de fermes qu'il nous est arrivé de devoir
nettoyer pour y installer
nos couches de paille, nous faisions la connaissance d'autres réfugiés qui
nous racontaient
leurs malheurs. Il nous est ainsi arrivé plus d'une fois d'apprendre de
certains que leur
colonne ayant été mitraillée par l'un ou l'autre avion de chasse allemand, il
y avait eu des
morts et des blessés et à nous d'endurer le récit de scènes atroces vécues
par ces
malheureux. Après de tels récits, nous étions certes moins enthousiastes pour
repartir le
lendemain matin mais, le temps s'écoulant sans incident, notre insouciance,
voire notre
insolence reprenaient le dessus et les larrons se manifestaient.
D'un clin d'oeil concerté, nous nous mettions à quatre, en musant, à
imiter le hululement
répété d'une sirène, ce qui signifiait normalement le déclenchement d'une
alerte aux avions.
Ce signal mettait, sur le champ, tout le camion en émoi et notamment Gustave
Brabant qui,
pointant l'index vers le ciel, s'en prenait aux autres : "Choutez...
choutez..." (en français :
"Ecoutez... écouter...). Nous avions grand peine à nous contenir. Aucun
avion ne se
manifestant, notre camion poursuivait sa route jusqu'au jour où, notre jeu
ayant été découvert,
nous subîmes le blâme acerbe d'un Gustave outré.
Toujours au sujet de notre évacuation de mai 1940, je ne puis passer sous
silence le fait
suivant. C'était le 14 mai, à la fin du deuxième jour. Le premier soir, le
lundi 13 mai donc,
nous nous étions arrêtés à l'hôpital de Nivelles où nous avions passé la
nuit. Le 14, au soir,
nous étions arrivés à Bellegem, où fonctionnait un centre d'accueil qui nous
hébergea au rez-
de-chaussée d'une vaste maison vide, où nous passâmes la nuit sur des
paillasses à même
le sol.
Une fois installés, nous avions remarqué un remue ménage derrière la double
porte qui nous
séparait d'une pièce voisine. A un moment donné cette double porte s'étant
entrouverte sans
que nous ne l'ayons remarqué, une main étrangère avait tenté prestement de
se saisir du sac
à main d'une dame de notre groupe; ce devait être, si je ne m'abuse marraine
Flore qui, par
mesure de prudence, avait heureusement enroulé autour du bras la lanière de
son sac et, de
la sorte, avait conservé son bien. La double porte s'était brusquement
refermée à clef.
L'incident étant clos, nous les gosses, insouciants, nous endormîmes comme des
loirs. Ce
ne fut pas le cas des adultes qui, toujours, à la merci d'une nouvelle
tentative de vol, restèrent
aux abois jusqu'à ce que, de guerre lasse, ils finirent par s'endormir.
Or, mon père, Charles, qui s'étant endormi d'un oeil, veillait de l'autre,
avait remarqué en
pleine nuit, nonobstant l'obscurité presque totale, une silhouette qui se
tenait debout au milieu
de la pièce que nous occupions. S'étant levé lestement, il s'était
précipité sur la silhouette en
question et, en un tour de bras, l'avait plaquée au sol. "Mon Dieu,
Châles, qu'west-ce qui
t'fais là?", s'était écrié cousine Léonie qui, étant donné les
invectives de papa l'avait reconnu à
la voix.
Mon père plus furieux de sa méprise que navré d'avoir fauché Léonie,
l'avait interpellée sans
la ménager, ce à quoi elle avait répondu "Ah! me d'je veille
çà!". "Ah! moi je veille, cà!.
Que de fois, depuis, nous avons évoqué cet incident nous en amusant
beaucoup.
Lorsque, début août 1940, nous rentrâmes d'évacuation, trois mois donc
après les durs
combats qui s'y étaient livrés, le village, bien que beaucoup de ses plaies
eussent déjà été
pansées, présentait encore le spectacle de la désolation; notamment
équipements et
matériel français assez important gisaient encore cà et là.
A l'insu de nous tous, Robert avait récupéré, je ne sais où, trois
caissettes dont chacune
contenait 200 balles de revolver ou pistolet de calibre 7.65. Il les avait
dissimulées au grenier
où elles restèrent cachées pendant toute la durée de la guerre.
Lorsque vint la libération, les langues se déliant, le plus fortuit des
hasards assurément, qui
donc eut osé en douter, fit que Robert apprit que le cousin Louis avait
discrètement mis la
main sur le revolver 7.65 de son grand'père, parrain Clément et que,
réciproquement Louis
savait que mon frère détenait un nombre important de balles compatibles avec
l'objet qu'il
avait subrepticement déniché.
Je fus mis au courant : il y avait normalement plus dans trois têtes que dans
deux. D'où les
conciliabules indispensables à la mise au point de la tactique relative à
l'utilisation de notre
matériel prohibé.
Nous confectionnâmes une cible et choisîmes, pour nos exercices de tir,
l'endroit désert
qu'était exactement, à l'époque, rue de Noirmont, le talus où furent
creusées, plus tard, les
fondations de la maison de René Destain, à proximité de l'actuel terrain de
football.
Bien que fussent rares les balles que nous parvînmes à loger dans la cible,
nos séances de
tir n'en étaient pas moins grisantes, dans la mesure où nous éprouvions la
sensation forte de
mordre à pleines dents au fruit défendu et le vertige que provoque le goût du
risque chez des
jeunes de 17 à 20 ans.
De surcroît, lorsque nous nous rendions l'un chez l'autre, soit que Louis
vînt à la maison ou
que Robert et moi passions chez lui, nous éprouvions l'irrésistible besoin et
un malin plaisir à
fanfaronner en présence de nos parents, nous entretenant de nos exploits par
mots entre-
coupés ou en quelques mots de néerlandais, langue que notre entourage n'avait
pas eu la
chance d'apprendre à l'école et qui lui était, dès lors, inintelligible.
C'est ainsi que lorsque
nous nous retrouvions en présence de nos familles, nous avions adopté le
pseudo mot de
passe suivant : "Wanner PIT... PIT... ? - Quand allons-nous tirer ?
Tout compte fait, nous courrions le double risque, et de faire découvrir
notre jeu par
quelqu'imprudence de langage, et de provoquer, beaucoup plus grave, comme fort
heureusement cela ne se produisit pas, ainsi que nous le verrons plus loin,
quelqu'accident
étant donné notre inconscient mépris de la prudence la plus élémentaire
lors de nos
exercices de tir.
Si l'endroit que nous avions choisi pour tirer nous abritait des regards
indiscrets, les
détonations de l'arme, par contre, eussent permis à quiconque de déceler
rapidement notre
retraite.
En effet, après l'une de nos séances d'entraînement, Louis Denis (il va
surement s'en
souvenir et peut-être maintenant sourire) avait raconté que des imbéciles
étaient venus tirer à
proximité du champ où il travaillait avec les chevaux et que les balles lui
sifflaient aux oreilles.
De qui parrain Clément apprit que Robert, Louis et moi étions les auteurs des
faits, nous ne
nous sommes jamais donné la peine de chercher à le savoir, la dimension du
blâme qu'il
nous avait infligé nous ayant singulièrement "refroidis". Moi qui,
à la veille de mes vingt ans,
étais le plus âgé des trois, je crois encore entendre parrain Clément me
sermonner : "et
t'maime, grand nigaud, te n'vaux né mia, t'n es né pe malé. Au pe vî, au pe
biesse", ce qui en
français donne : "Et toi, grand nigaud, tu ne vaux pas mieux, tu n'es pas
plus malin; au plus
vieux, au plus bête!".
Du revolver, nous n'entendîmes plus jamais parler ni ne sûmes ce qu'il
devint.
Cet événement ne fut pas le dernier de notre commune jeunesse, même si,
durant la guerre,
nos études avaient pris des orientations diverses, même si, au cours des
vacances, Robert
et moi étions séparés de Louis en raison de notre aide, à la maison, aux
travaux les plus
divers qui ne manquaient pas, vu la nature des activités professionnelles de
nos parents.
Les grandes vacances! c'était le temps de la moisson dont gerbes, diseaux,
meules,
machines à battre n'avaient rien à voir avec les mini-usines mobiles que sont,
de nos jours,
les tracteurs aux innombrables chevaux et les gigantesques
moissonneuses-batteuses qui
occupent la quasi totalité de la largeur de la route et de loin, vous crient
"gare" lorsqu'elles
vous voient poindre avec votre mini-voiture à quatre roues.
Les grandes vacances! ma plus grande joie était d'aller charrier dès 10
heures du matin,
heure à laquelle la rosée s'était presque dissipée, jusqu'à une heure
tardive de la soirée.
Charrier (fortchi en patois) consistait à passer les gerbes du diseau au
chariot sur lequel mon
père confectionnait la charretée.
Lorsqu'il était question d'engranger la moisson, papa organisait un
roulement. Tandis que
mon grand'père, maman et mon frère déchargeaient un chariot à la maison,
papa et moi
nous rendions sur le champs avec le deuxième chariot, rassembler une nouvelle
charretée.
Lorsque le chariot vide s'ébranlait, nous y grimpions en allumant une
cigarette. Cahotés par
les mouvements du véhicule, nous rêvions en silence en observant l'échine
dandinante des
chevaux qui, à grands coups de "Prrr... " hochaient la tête et
secouaient la queue pour
chasser les mouches. Le bonheur nous accompagnait au rythme de notre équipage,
tandis
que l'odeur mélangée, de crottin et de fumée de cigarettes, se
métamorphosait en des
parfums dont la réminiscence me nimbe le coeur et l'âme de mirages
paradisiaques.
Le soir venu, baignoires et douches étant à l'époque réservées à de
rares privilégiés, les
hommes remplissaient d'eau, des seaux qu'ils amenaient à même la cour où ils
s'ébrouaient
le torse nu.
De nos jours, les jeunes gens ont perdu la notion des joies saines de la
moisson. Il leur
arrive, en vacances, de les découvrir chez des peuples que nous avons devancés
de
cinquante ans dans les techniques agricoles et ils font tout un monde de ce qui
fut l'alphabet
de notre existence.
Lorsque reviennent les chaudes fins de journées du mois d'août, je ne puis
empêcher ma
pensée de retourner aux sources. Je revois dans les rues du village les
échines dandinantes
des splendides attelages rentrant au bercail après une journée de dur labeur.
Je revois,
perché sur le dos du cheval de tête et balancé au rythme de sa monture, le
fermier las mais
heureux, le sourire aux lèvres et le fouet en bandoulière : "Hue Mignonne
!" Je crois entendre
le cliquetis des harnais et le hennissement de ces superbes brabançons, saluant
au passage
et hochant la tête en les croisant, l'un ou l'autre de leurs semblables. Et
lorsque l'attelage est
passé, tandis que son branle-bas s'estompe, je crois encore percevoir dans les
narines, les
senteurs oubliées du crottin et de la bonne terre de chez nous.
Monde laborieux et paisible, qu'es-tu donc devenu ? Tes rumeurs et tes
émanations se sont
évanouies dans la nuit des temps.
Nonobstant nos occupations aux travaux des champs, les occasions ne nous
manquaient
cependant pas de nous réunir, Robert, Louis et moi, telle celle-ci qu'il m'est
difficile de situer
dans le temps mais qui, en tout état de cause, se rattache à l'époque où, à
la fin de la guerre,
le service du sacristain-chantre-organiste n'était pas assuré à l'église.
Nous chantions au
jubé à la plus grande joie du curé Wauthy qui comptait sur nous. Nous
connaissions certes
par coeur tous les hymnes latins de circonstance ainsi que les cantiques
chantés en français
à la fin d'un salut ou des vêpres qui avaient lieu le dimanche après-midi.
Ces chants nous
étaient si familiers que nous avions mis au point une deuxième voix du plus
bel effet vu que
nous chantions "a capella".
Le dernier acte de nos souvenirs communs de jeunesse devait nous échoir à
Louis et à moi-
même après que Robert, le premier à être entré dans la vie, eut été
engagé à la Société
Générale de banque à Bruxelles où il resta jusqu'à sa mort.
Après l'abbé Legrain qui le fit à titre temporaire, l'abbé Renson venait
de succéder
officiellement au curé Wauthy. Peu après son arrivée à Ernage et après la
restauration du
presbytère, il mit à jour au grenier, le crucifix du 13ème siècle qui,
jusqu'en 1984, resta au
chevet de l'église. Il en fut enlevé, vu sa détérioration, par le conseil de
fabrique d'église.
Je serais bien en peine d'affirmer à qui revint l'initiative, et de
suspendre le crucifix au chevet
de l'église, après restauration sommaire, et de l'y amener, porté par des
jeunes gens, en
procession nocturne dans le village.
Je pense qu'après consultation du conseil de fabrique d'église de
l'époque, toutes ces
décisions revinrent au curé Renson qui, pour la circonstance, s'était
assuré, d'une part, les
services d'une troupe de la capitale et, d'autre part, nous avait demandé à
Louis et à moi-
même si nous pouvions assurer la fabrication de torches et surtout, vu les
difficultés
d'approvisionnement toujours de rigueur, si nous pouvions prévoir l'acquisition
du
combustible dont imbiber les torches.
La fourniture du gaz oil fut rapidement assurée par cousin Charles, papa de
Louis, grâce à
ses occupations aux usines Melotte à Gembloux, après quoi Louis et moi
entreprîmes la
confection de plusieurs dizaines de torches à l'aide de bâtons au bout
desquels nous
enroulions des chiffons en les serrant très fort au moyen de fil de fer.
La veille de la cérémonie d'intronisation du crucifix au chevet de
l'église, nous mîmes les
torches à tremper dans le gaz oil.
La procession nocturne fut un spectacle grandiose grâce aux torches qui,
allumées au départ
de l'église, brûlaient encore, après le tour du village, lors de la mise en
place du crucifix.
Les scouts bruxellois avaient filmé la cérémonie, mais ils ne tinrent pas
leur promesse de
venir montrer le film.
Tandis que nos torches s'éteignaient, prenait fin cette étape de notre vie
qu'on appelle
l'enfance puis l'adolescence, page sur laquelle, plus tard, on se penche avec
beaucoup de
tendresse.
A mon tour, comme Robert l'avait fait, j'entrai dans la vie tandis que Louis
poursuivait ses
études d'ingénieur à l'Université du Travail à Charleroi.
Et puis, sans que rien ou quiconque eût pu y faire quoi que ce fût, notre
vie affective était en
pleine mutation et c'était irréversible. Nos Roméos s'étaient mis en tête
de partir à la
conquête de leur Juliette et, sans que nous nous en rendions compte, déjà ils
posaient les
jalons d'autres enfances qui ne seraient plus la nôtre.
FRANZ LABARRE