Il était une fois........... la fête à Ernage.



Lorsque j'étais enfant, le mot fête n'avait à mes yeux d'autre signification que les attractions que la St Barthélemy ramenait chaque année "sur la place".
J'avais une prédilection pour les balançoires de Jean Humblet que l'on surnomait Jean Cheval.
Les forains qui installaient leurs loges à Ernage, pour la fête, arrivaient dans le courant de la semaine qui précédait le grand jour. Jean Cheval arrivait toujours le mercredi et je guettais son arrivée. Il était reconnaissable de loin grâce à l'aspect particulier de son camion et, lorsque le convoi pointait rue Grande (actuellement rue Cals) dans le virage qui fait face à l'actuelle maison de Robert Noël, je bondissais de joie.
Je crois que l'arrivée de Jean Cheval réjouissait particulièrement les enfants qui, du même coup, affluaient "sur la place" pour assister au montage des balançoires, sinon pour donner un coup de main au transport du matériel.
Un tour sur la balançoire coûtait 50 centimes. Au rythme où je m'y adonnais, les deux ou trois francs que je recevais de marraine Césarie étaient rapidement épuisés. Je rentrais alors à la maison à toutes jambes me réapprovisionner en monnaie et je repartais aussitôt à la conquête du ciel.
Pour éviter ce va et vient, parrain Théophile, une année, avait versé à Jean Cheval, à mon insu, un forfait de 50 francs moyennant quoi je voltigeai à vau-l'eau jusqu'à saturation durant les trois jours de la kermesse. C'est pourquoi, ce dimanche là, mes parents, ne me voyant pas rentrer à midi pour manger, me trouvèrent endormi dans la balançoire. J'étais le plus heureux des garçons d'Ernage.
Derrière les balançoires qui étaient au nombre de six était tendue en guise de décor de fond, à quelques mètres de hauteur, une toile de teinte bleue.
Le mardi soir, dernier jour de la fête, Jean Cheval, pour gagner du temps, commençait par démonter la toile en question et il arrêtait définitivement son "Limonaire" ; alors mon coeur se remplissait de tristesse.
Le lendemain matin, de très bonne heure, Jean Cheval était parti. Ne restaient dans l'herbe tassée que les traces blanches des supports sur lesquels, pendant une semaine, la charpente des balançoires avait reposé à niveau. Il m'est arrivé de fondre en larmes devant cette désolation.
Tous les sept ans, la fête à Ernage coïncidait avec celle de Grand-Leez et celle de Mazy. En l'occurrence, la place d'Ernage restait à peu prés déserte, les forains préférant, à juste titre, du point de vue de la rentabilité, s'installer dans les communes plus importantes que celle d'Ernage.
Or, cette année-là, je n'avais pas voulu croire mes parents lorsqu'ils m'avaient prévenu que Jean Cheval ne viendrait pas.
J'attendis donc, en vain, le mercredi toute la journée... puis le jeudi... " on ne sait jamais... s'il avait changé le jour".
Le jeudi soir, tous mes espoirs s'étaient envolés : "Il ne viendrait plus:". Je sombrai dans un immense chagrin : ce fut une triste fête, tellement j'étais malheureux.
Il arrivait que, lorsque le jour de la fête de St Barthélemy tombait, par exemple, un mardi ou un mercredi, l'on devançât le jour de la kermesse au dimanche qui précédait le jour de la fête du saint. Cela permettait d'éviter la coïncidence dont j'ai fait écho plus haut. Ceux qui croient aux légendes vous diront que "adorer li panse divant l'saint" attirait systématiquement le mauvais temps pour toute la durée de la fête et que la pluie n'était autre que la punition infligée aux Ernageois par St Barthélemy pour avoir fait précéder la fête religieuse de la fête profane.
La fête à Ernage était aussi l'occasion, notamment chez les dames et les demoiselles, du renouvellement de leur garde robe et, jusqu'au dimanche, le secret était jalousement gardé de la teinte et du modèle de la robe de bal, voire du chapeau neuf à exhiber à la grand-messe.
Les choses sérieuses commencaient en réalité le vendredi qui précédait le dimanche de la fête.
Rares, en ce temps là, étaient les ménagères d'Ernage qui ne cuisaient pas le pain dans leur propre four et forcément les tartes de la kermesse. Je me souviens de l'indescriptible encombrement de plats, de récipients de toutes sortes qui contenaient les divers ingrédients qui devaient servir à la fabrication des tartes. J'ai vu, chez moi, Césarie et Hortense faire plus de vingt tartes pour la fête; il y en avait au sucre, à la semoule de riz, au riz, au fromage, à la purée de prunes ou d'abricots. il est vrai qu'au nombre de ces tartes étaient toujours prévues celles réservées à l'une ou l'autre famille qui, éprouvée par un deuil récent, "ne faisait pas la fête". L'on mangeait en premier lieu les tartes blanches, telles celles au fromage, qui auraient eu tendance à se laisser pousser la barbe les premières. L'on réservait les dernières à la purée de prunes ou d'abricots de manière qu'il en restât pour le dimanche de la remise, c'est à dire le dimanche qui suivait celui de la fête et qui était, pour quelques invétérés, le prétexte pour enterrer la défunte kermesse dans des libations effrénées et souhaiter de loin la bienvenue à celle de l'année suivante.
Le vendredi de la fête était un beau jour. Les senteurs familières se répandaient dans tout le village, de la fumée de bois qui chauffait les fours en se consummant aux parfums sucrés des tartes qui cuisaient. Il arrivait à ces parfums de se mélanger aux odeurs du rôti que, par mesure d'économie d'énergie l'on faisait cuire le vendredi dans le four à tartes, bien qu'il fut réservé pour le dimanche de la fête. Il suffisait de le réchauffer en temps utile.
En ce temps-là, j'étais du nombre des six enfants de choeur parmi lesquels une hiérarchie de stricte rigueur était scrupuleusement respectée. C'est ainsi qu'au plus ancien revenait notamment l'honneur et la responsabilité d'entretenir le feu de l'encensoir. Vint forcément le jour où cette lourde tâche m'échut.
Le feu était entretenu dans l'encensoir au moyen de "braises". C'est ainsi que nous désignions le charbon de bois dont nous nous servions. Ce charbon de bois en petite quantité dans l'encensoir présentait le désavantage de s'éteindre rapidement. C'est pourquoi l'on voyait couramment l'enfant de choeur de service balancer l'encensoir à bout de bras pendant les offices ce qui, grâce au déplacement de l'air, avait pour effet de maintenir l'incandescence du charbon de bois. Il arrivait cependant que le feu tendit à s'éteindre. Alors l'enfant de choeur, soulevant le couvercle de l'encensoir, se mettait à souffler à pleins poumons sur le charbon de bois prêt à rendre l'âme, jusqu'à ce que le feu crépitât, tout rouge. Il rabattait alors le couvercle de l'encensoir qui recommençait sa voltige au milieu du choeur. J'évoque le charbon de bois parce que, généralement, c'était le vendredi de la fête que Césarie renouvelait ma provision pour l'encensoir. Pour cuire les tartes, elle utilisait, en effet, plus de bois que d'habitude. Lorsqu'elle le retirait incandescent du four, elle le disposait dans une cuvelle qu'elle recouvrait de sacs détrempés, ce qui avait pour effet d'étouffer le feu, d'où le charbon de bois d'excellente qualité pour mon encensoir.
Existait en ce temps là, la coutume selon laquelle pour annoncer la kermesse, "on bouchif les tchampes" expression wallonne qu'il m'est difficile de traduire en français. Elle consistait en ce que, le samedi de la fête, au moyen d'un système dans lequel intervenait le carbure, l'on fit entendre des coups de canon. J'ai retrouvé tout récemment cette coutume en divers endroits de Ténérife, aux îles Canaries et notamment à Masca, village enfoui dans le cirque de ses montagnes rocheuses aux parois verticales de 400 mètres.
Les organisateurs de la fête locale y faisaient, comme chez nous, la quête dans le but de pourvoir aux dépenses des festivités. Chaque fois qu'ils recevaient l'obole d'un habitant du village, ils lançaient dans les airs, au moyen d'un pistolet à cet effet, pour rendre hommage au généreux donateur, une fusée qui éclatait, avec grand fracas, à 100 mètres de haut et dont l'écho de la détonation s'amplifiait en se répercutant de paroi en paroi. L'effet était des plus saisissants.
Je ne me souviens plus de façon formelle mais, je pense bien que les loges foraines, les tirs-aux-pipes, les "boubounis" expression wallonne qui signifie marchands de bonbons, les attractions, telles les balançoires de Jean Cheval, entraient en action le samedi de la fête dans l'après-midi.
Le ponton Lekenne de Jodoigne qui, fidèlement chaque année, se fixait à Ernage pour la fête, libérait, dans la soirée, ses "flonflons" qui répandaient dans l'environnement un air de fête, comme pour couronner les efforts déployés par les Ernageois pour que la kermesse fût célébrée dignement. Ceux qui ont encore le privilège de conserver le souvenir de ces moments d'euphorie ne peuvent légitimement réprimer un petit pincement au coeur.
Ainsi en va-t-il des choses du passé que nous avons volontiers tendance, après coup, à nimber d'auréoles plus proches de notre imagination que de la réalité.
Et cependant, il y a plus de 50 ans, c'est-à-dire avant la guerre de 1940 et pendant les quelques années qui la suivirent, la population d'Ernage constituée en grande majorité d'agriculteurs et d'ouvriers d'usine ne connaissait, la plupart du temps, en fait de distractions extérieures que les cinémas Royal et Agora de Gembloux et, bien entendu, les kermesses des villages voisins.
ERNAGE-RENCONTRE d'aujourd'hui peut jouir d'une réputation qui a bousculé, à grand fracas, nos frontières locales, la fête d'autrefois avait, pour les Ernageois, une signification toute autre, à la mesure des possibilités de l'époque.
Si l'horizon des enfants dont j'étais avant la guerre se limitait, à leur plus grande satisfaction d'ailleurs, aux balançoires de Jean Cheval, il n'en était pas de même pour les jeunes gens et pour la génération qui les précédait dans la mesure où, mises à part les manifestations qui se déroulaient dans le courant de la journée, la seule possibilité de se réjouir, le soir venu, était de se rendre au ponton pour danser. Il n'y avait pas, du moins n'y avait-il plus à Ernage, du temps de ma jeunesse, de salle ou de local du village où l'on eût pu danser.
Il faut remonter bien des années plus tôt et j'y viendrai plus loin, pour retrouver à Ernage ce que nous appelons encore aujourd'hui "la Belle Epoque".
Le curé Wauthy que j'évoquerai plus loin avait donc beau dire et s'insurger contre les "fameux pontons", il eut été bien difficile de freiner un enthousiasme qui n'avait, en réalité, l'occasion de se manifester pleinement qu'une seule fois au cours de l'année. Cette euphorie s'exprimait plus particulièrement le samedi soir, à l'ouverture des portes du ponton, où la jeunesse se fixait rendez-vous, libre des contraintes vestimentaires du lendemain, certaine, à l'encontre de la cohue du dimanche, de disposer de plus d'espace pour se livrer au plaisir de la danse, ivre de la primeur de ces instants que chaque année qui passait suffisait à faire oublier d'une fois à l'autre.
Dois-je décrire ici ce qu'était le ponton d'avant guerre, alors qu'au hasard d'une promenade dans les villages environnants, aux beaux jours de l'été, il est bien échu qu'à l'occasion de la kermesse, l'on ne puisse en découvrir l'un ou l'autre exemplaire. Ou bien, s'il est pressé de satisfaire sa curiosité, suffit-il au lecteur de se rendre à Corbais où, en bordure de la Nationale 4, derrière l'établissement Piano 2, est conservé en parfait état l'un des plus beaux pontons d'autrefois.
L'orchestrion répétait successivement deux fois le même air : valse, tango, polka... après quoi la piste de danse se vidait pour accueillir de nouveaux couples ou tout simplement voir revenir ceux qui, du soir au matin, ne s'arrêtaient pas de danser.
A l'occasion de ce récit, je ne puis écarter de ma pensée le souvenir de mon frère Robert qui, en maître-danseur, fréquentait toutes les kermesses des environs et fermait généralement les portes du ponton aux petites heures du matin. Un jour où vraisemblablement il se trouvait dans une forme particulière pour danser et "n'en ratait pas une", il ressentit tout à coup un petit courant d'air lui caresser les fesses. En tâtonnant l'endroit d'où lui semblait venir le vent, il s'aperçut que la couture de son pantalon entre les deux fesses avait cédé sur toute sa longueur. Le pauvre! Il dut rougir comme une tomate, surtout, je pense, lorsque dans la roulotte, il dut enlever son pantalon devant la femme Lekenne qui le lui recousit sommairement de manière à lui permettre de poursuivre ses ébats.
J'ai encore connu le temps où, après que l'orchestrion eût répété deux fois l'air, les couples se remettant en piste, faisaient le tour de cette dernière en se tenant par les bras, tandis qu'un employé du ponton percevait auprès de chaque couple, avant que l'on ne relançât la musique, la somme de 10 centimes pour la danse suivante. Plus tard, le prix des danses fut incorporé au prix d'entrée au ponton qui fut fixé à 5 francs.
En ce temps-là, le dimanche de la fête, la grand-messe de St Barthélemy était célébrée en grande pompe et se clôturait même par le chant du "Te Deum". Le curé Wauthy, à l'opposé de Frère Albert aujourd'hui, dissociait délibérément la cérémonie religieuse des débordements profanes.
Qui ne se souvient, en effet, des réquisitoires aussi mémorables qu'impitoyables du curé Wauthy contre les "fameux pontons" qu'il considérait comme des lieux de perversion et de débauche : "le rendez-vous du péché" contre le 6ème commandement, dans la mesure où il considérait une partie de danse entre homme et femme comme une oeuvre illégitime de la chair et, par conséquent, comme un péché mortel. Comme si les "tourtereaux" de l'époque, en passe d'amour, n'avaient préféré aux avant plans de la vitrine abondamment éclairée que constituait le ponton, la douceur d'une petite cachette secrète plus propice à leurs ébats.
Le dimanche de la fête, à la grand-messe, la petite église d'Ernage regorgeait de monde venu écouter avec curiosité et amusement la plaidoirie du curé Wauthy, mais aussi venu exhiber, qui son costume, sa cravate et ses souliers neufs, qui sa robe et son chapeau du même cru.
A la sortie de la messe, la "Jeunesse", c'est-à-dire le comité organisateur de la fête harcelait tout le monde pour épingler, au revers de la veste de l'un, à la robe de l'autre, une floche qui, pour quiconque la portait, signifiait son adhésion de plein gré à l'euphorie commune. Le port de la petite floche était cependant conditionné à versement, dans l'écuelle, de la petite obole rince-gosier.
Pendant ce temps, la fanfare jouait un air de circonstance. Les gosses se faufilaient dans la foule, et d'un seul jet, ils aboutissaient "sur la place" où les attractions battaient leur plein.
La jeunesse s'engouffrait pour une heure ou deux au ponton où l'orchestrion prenait le relais du "Te Deum" dont les dernières notes venaient de mourir dans l'église toute proche.
Le ponton était monté, en effet, à l'emplacement de la maison d'André Aubry, tandis que, de l'autre coté de la rue lui faisaient face quelques "Boubounis", friterie ou tir-aux-pipes. Il faut avoir vécu ces heures fugitives si proches du bonheur, nous semble-t-il aujourd'hui. Beaucoup de nos aînés en ont emporté le secret pour toujours.
Les hommes, pour ne pas rompre avec leurs habitudes dominicales, se rendaient "A mon Beunon", autrement dit chez Hubinon où Sylvain et Gabrielle tenaient café avant que ne fut bâtie par René Moureau l'actuelle salle "La Concorde".
Comme c'était la fête, les parties de cartes duraient plus longtemps qu'à l'habitude mais, il arrivait pour certains, à leur sortie du café, que leurs libations un peu trop généreuses compromissent sérieusement la fin de la journée.
A l'époque, la "jeunesse" dans le courant de l'après midi du dimanche de la fête, organisait traditionnellement une course cycliste pour "Juniors licenciés". Ce fut l'époque où Firmin Masson se couvrait de gloire dans cette catégorie de coureurs cyclistes. La guerre de 1940 mit malheureusement fin à la brillante carrière de Firmin qui, de force, abandonna les pelotons cyclistes pour figurer dans celui des prisonniers de guerre en Allemagne. Les coureurs cyclistes, à l'époque, faisaient le grand tour du village qui, comparé au petit tour délimité par la rue Cals, la rue de l"Europe, la rue Emile Labarre et la rue Jean, incorporait la grand'route, le parcours aller et retour de la rue du Paradis (l'actuelle rue O. Pierard) ainsi que le parcours aller et retour de l'ancienne rue de la Gare, parcours particulièrement dangereux au coin de la maison de Raymond Decelle qui masque le trafic qui descend de l'ancienne gare à celui qui monte dans le sens inverse, en débouchant du Pont. A cet endroit, une année, deux coureurs en plein effort se heurtèrent violemment de plein front, chacun débouchant du sens opposé. Cet accident eut de telles conséquences que, depuis, le circuit des courses fut écourté, se limitant à ce qu'il est convenu d'appeler "le tour du village" ainsi que je l'ai décrit plus haut.
Le lundi de la fête, après midi, se pratiquait le jeu réservé aux hommes que l'on appelait : "Coureu l'auwe" en français "courir l'oie". Ce jeu était le suivant : Une oie préalablement tuée était suspendue par les pattes à un cordage relié lui-même à deux pieux dressés de part et d'autre de la rue. Elle était fixée à hauteur telle que son cou flottât à portée du gourdin tenu à bout de bras par un homme en vélo. Il s'agissait en effet, pour les hommes participant au jeu, de parvenir à détacher du tronc, la tête de l'animal en se servant d'un gourdin. Ce n'était pas si simple car, le concurrent devait se trouver sur un vélo en mouvement, ce qui revient à dire que, ne pouvant sous aucun prétexte mettre pied à terre - sous peine d'exclusion -il devait d'une main tenir le guidon du vélo et, de l'autre, frapper le cou de l'oie au moyen du gourdin. Or l'impulsion donnée au gourdin, surtout si elle portait à faux, dans le vide, déséquilibrait rapidement l'équipage. Le gagnant était celui qui, le premier, parvenait à arracher la tête de l'oie dont il devenait, du même coup, propriétaire. Or, pour corser le jeu, l'on truquait de façon inapparente, selon un système qu'il est superflu de décrire, le cou de l'oie en le renforçant de cordes, de telle sorte que, si la chair du cou cédait rapidement sous les coups de bâton, il n'en était pas de même des cordes particulièrement coriaces. C'est pourquoi le jeu se prolongeait à la satisfaction bruyante des badauds. C'est pourquoi aussi le vainqueur du jeu devait, la plupart du temps sa réussite, tout autant au fait de pouvoir tenir en parfait équilibre sur son vélo qu'à la force de son poignet. J'ignore si les concurrents étaient tenus au versement d'un droit d'inscription mais, je serais bien étonné de ce que le vainqueur ne fût pas contraint au paiement d'une tournée générale à ses malheureux adversaires.
Avait lieu aussi, le lundi de la fête, le jeu de la "course aux anneaux". Etaient disposées en forme de cercle un certain nombre de potences à l'extrémité desquelles était suspendu un anneau aisément détachable, lequel anneau avait la dimension de 4 ou 5 cm de diamètre. Le jeu consistait à empiler sur une tige en fer de quelque 40 cm de longueur le plus grand nombre possible d'anneaux en se déplaçant d'une potence à l'autre en un temps record selon le mode de locomotion choisi par les organisateurs, tout anneau enlevé étant immédiatement remplacé par le préposé à la potence. Le jeu se pratiquait donc soit en vélo, soit à cheval. Plus vite on allait pour faire le tour, plus de chance on avait de recueillir beaucoup d'anneaux mais, plus on courait le risque de rater ceux-ci.
Le mardi de la fête avait lieu l'épreuve de lenteur qui consistait à parcourir, en vélo, une distance déterminée dans le temps le plus long possible. L'idéal était de pouvoir faire du "surplace" sans mettre le pied à terre, bien entendu. Il y avait en ce domaine de véritables spécialistes.
Le mardi, dernier jour de la fête, avaient encore lieu diverses épreuves réservées aux enfants, telles la course dans les sacs ou la course de l'oeuf qu'il fallait maintenir au creux d'une cuiller tenue en bouche.
Mais le bouquet final était le bal renversé du mardi soir, le bal renversé signifiant que contrairement à l'usage selon lequel les messieurs invitent les dames à danser, les dames et les demoiselles invitaient les messieurs. C'était la façon des dames et des demoiselles deremercier les messieurs qui les avaient fait danser les nuits précédentes. C'était surtout l'occasion pour les jeunes filles qui avaient fait tapisserie pendant toute la durée de la fête, de prendre leur revanche en forçant la main des jeunes gens qui les avaient dédaignées. Le bal renversé du mardi avait ceci de particulier qu'il ne réunissait pratiquement que les Ernageois, les étrangers de la veille et de l'avant veille surtout n'ayant pas, à l'instar des Ernageois, réservé spécialement des jours de congés pour la fête à Ernage. Il était donc question de pouvoir se lever le lendemain matin pour se rendre au travail, alors qu'à Ernage, la plupart du temps, l'on pouvait encore se permettre de sortir.
Le bal se déroulait dans une animation extraordinaire jusqu'à ce que traditionnellement se produisit l'incident que voici. Le propriétaire du ponton Lekenne avait pour prénom Louis : sa femme s'appelait Bertha. Venait le moment où tous les danseurs, de concert, appelaient : " Lou... is... Ber... tha ! Lou... is... Ber... tha... !" jusqu'à ce que Louis et Bertha fissent leur apparition sur la piste, chaussés de sabots. Et la "viole" démarrait sur un air de mazurka sur lequel Louis et Bertha, en sabots, se livraient à une exhibition d'une rare élégance. Puis le bal reprenait de plus belle dans le débordement de l'allégresse générale jusqu'aux heures les plus avancées du mercredi matin : la fête était enterrée dignement. Etait-ce la belle époque?
"Non !" m'a répondu l'un de mes aînés. "Pour avoir connu "la belle époque", il fallait avoir 20 ou 25 ans l'année où tu es né... en 1925".
C'était l'époque où l'on n'ignorait plus tout-à-fait les pontons, puisqu'un ponton de forme carrée s'installait, parait-il, dans ma cour, entre ma maison et celle de Jean-Pierre Stals (l'ancienne maison de Jules Bertrand). Il était éclairé au moyen de lampes à pétrole. L'on n'ignorait donc plus les pontons mais, l'on dansait surtout dans les cafés du village. A ce propos, m'est resté le souvenir suivant très lointain, de m'être trouvé un jour au café "A mon Mïen" où l'on dansait. ("A mon Mïen", actuellement maison de Jean Maire Drapier). Le café "A mon Mïen" n'était autre que celui exploité à l'époque, face à l'ancienne station de chemin de fer, par Louis Noël, fils de Maximilien, d'où le surnom wallon resté attaché au café. Louis Noël était le grand'père de Robert que nous connaissons tous.
Ce devait être un dimanche de la fête à Ernage après midi. En fait d'orchestre, un accordéoniste s'évertuait sur son instrument. Il avait sous les pieds apparemment un gros sac de cuir brun (c'est l'image que j'en ai gardée) qui était garni de gros boutons qu'il enfonçait alternativement de la pointe du pied. Je compris plus tard qu'il s'agissait d'un second instrument au moyen duquel Télesphore jouait les basses. C'était effectivement Télesphore Leclercq; il était accompagné de sa soeur Valentine qui "ramassait" les danses de la même façon que je le vis faire plus tard par l'employé du ponton, ainsi que je l'ai raconté. Télesphore et Valentine étaient neveu et nièce de Théophile, mon grand'père. Vraisemblablement, ce jour-là, Théophile m'avait-il amené "A mon Mïen" pour voir et entendre jouer Télesphore.
A la même époque, l'on dansait aussi "A mon Pierre" café voisin de celui de Louis Noël et qui était exploité par Pierre Gillain. ("A mon Pierre", actuellement la maison de Philippe Bodart). "A mon Pierre" l'on dansait aussi au son de l'accordéon que jouait une dame appelée "le Moïa de Sombreffe"; elle portait un grand coeur doré sur la poitrine.
Pierre Gillain était sous les aspects les plus paisibles, un personnage d'une truculence peu commune. Il racontait un jour à mon père les deux traits que voici de son esprit farceur.
Tailleur d'habits, il habita tout un temps rue Eugène Delvaux l'actuelle maison de Dimitri Xanthoulis. De son atelier, observant à longueur de journée par la fenêtre le va et vient de la rue, il avait notamment remarqué que, tous les jours au coin de la haie du jardinet, un ouvrier de la ferme Vandenhende (aujourd'hui Cap) retournant à son travail l'après-midi, s'arrêtait pour épancher un petit besoin naturel.
Pierre Gillain, pour observer les réactions, non seulement de l'intéressé, mais des autres passants circulant dans la rue imagina sceller dans un pavé proche de l'endroit où l'ouvrier agricole avait l'habitude de se déboutonner la braguette, une pièce de monnaie qui scintillerait au soleil.
Les passants ne tardèrent pas à se pencher, grattant désespérément le pavé pour en extraire l'objet convoité. Plus amusantes les unes que les autres, disait Pierre à papa, étaient les réactions les plus diverses, les plus inattendues des passants obligés de renoncer à s'approprier la pièce désespérément prisonnière du pavé. "Je dus enlever la pièce, Charles" disait Pierre à papa "Je n'arrivais plus à me concentrer sur mon travail et je perdais énormément de temps à m'amuser des déboires des autres".
Le meilleur ami de Pierre Gillain, mais dont j'ai oublié le nom, possédait un chien superbe à longs poils noirs avec lequel très souvent, à la soirée, il rendait visite à Pierre toujours occupé très tard à coudre quelque vêtement. Black, d'un volume imposant, avait été dressé de telle sorte qu'il n'obéissait qu'à son maître, vis à vis duquel aussi quiconque n'eut osé quelque geste maladroit sans se faire happer immédiatement par les mâchoires redoutables du molosse, et Pierre en était parfaitement conscient. Or donc, ce soir-là, les deux amis étaient occupés à discuter paisiblement de la pluie et du beau temps, lorsque nonchalamment Pierre attira l'attention de l'autre sur un imaginaire incident insolite se passant à la rue. Profitant de la distraction de son ami, Pierre, de la façon la plus inattendue, heurta violemment des deux poings sa table de travail en hurlant: "Black,... Black... nom de D..." lequel Black effrayé, ne fit qu'un bond dehors par la fenêtre ouverte de derrière. Il ne réintégra sa niche qu'une semaine plus tard.
J'imagine que son ami tint quelque temps rigueur à Pierre de l'incident, mais lorsqu'il revint pardonner le farceur, absolument dépourvu de toute mauvaise intention, il lui dit tristement:"tu as démoli mon Black".

Sans doute est-elle plus lointaine, car je ne m'en souviens pas, l'époque où on dansait au café "A mon Fleubert" "sur la place" à l'emplacement de l'actuelle maison Gérimont et "A mon Florian" où habite maintenant Aster Vandenheyde. Le café "A mon Fleubert" ou "A mon l'paveu" était tenu par Constant Veni et sa toute menue femme Marie. Petit garçon j'allais y chercher les cigarettes de Théophile: des Johnson à 85 centimes le paquet. Un peu plus tard ce fut 1 franc 10.
A la fête, Joseph Tété y jouait de l'accordéon et tout en déployant le soufflet, il tenait à la bouche un petit instrument au moyen duquel il imitait le chant des oiseaux.
Pour la fête, comme la maison était vétuste et comme l'on dansait à l'étage, l'on renforçait, de crainte d'effondrement, le plancher à l'aide d'étançons autour desquels il fallait se faufiler dans le café du rez-de-chaussée.
Le café "A mon l'paveu" était, à la fête à Ernage le rendez-vous des "petites gens" à l'opposé de "A mon Florian" où se réunissait, pour danser, l'aristocratie du village. "A mon Florian" l'orchestre était d'ailleurs plus important. Georges Malfair jouait de l'accordéon, Paul Somville chantait et Jules Rousseau, un petit bonhomme rond et jovial, joufflu au teint rouge et qui portait une grosse moustache frisée sur les bouts, jouait du violon et "ramassait les danses". "A mon Florian", "on allait le lancier", ce qui signifie que, le dimanche de la fête, à minuit, l'on dansait le quadrille des lanciers. La danse n'était pas improvisée, mais elle était au préalable l'objet de concertations secrètes entre jeunes gens et jeunes filles et le mystère restait entier jusqu'aux jour et heure de la danse. La révélation de l'identité des couples qui "étaient allés le lancier" suscitait de nombreux commentaires dans la mesure où le fait "d'aller le lancier", constituait dans le cadre local un événement très important. "Avo veyeu Jean-Baptisse qu'a sti l'ancier avou Zirée ?" (les prénoms sont imaginaires). L'on dansait encore à la grand'route dans la maison qui sert actuellement de dépôt à José Mauien, au café qui était tenu par Camille Hairsont
Mais, d'une époque plus lointaine que j'ai d'autant moins connue, j'ai recueilli l'histoire que voici d'une coutume qui me parait plus touchante d'autant qu'elle est plus ancienne. Elle relate en quoi consistait, il y a bien longtemps, l'inauguration ou plutôt l'ouverture de la fête. La cérémonie avait lieu le dimanche à 5 heures de l'après midi et elle avait pour décor quatre grandes perches plantées dans le sol de manière à former un carré dans lequel l'on répandait de la sciure de bois, les perches étant reliées entre-elles par des guirlandes. Pendant les quelques jours qui précédaient la fête, les jeunes gens se rendaient au domicile des jeunes filles pour les inviter à la première danse à 5 heures. C'était donc à qui se présentait le premier que revenait la chance de pouvoir faire son choix plutôt que d'entendre ceci : "Dje r'grett, Arthur, dja fait m'promess à Ugène". (Je regrettes Arthur, j'ai fait ma promesse à Eugène).
Le dimanche après midi, jeunes filles et jeunes gens se réunissaient "sur la place" et, à cinq heures, la fanfare de la "Jeunesse" jouait l'air d'ouverture de la fête sur lequel les jeunes gens et leur invitée exécutaient, sur la piste à la sciure de bois, la première danse sous les acclamations frénétiques de la foule des badauds. La tradition rapporte que les cafés dans lesquels l'on dansait dans le village ne pouvaient pas ouvrir leurs portes avant qu'eût lieu "sur la place" la première danse. Je me suis laissé dire que plus d'une idylle virent le jour à l'occasion de la première danse de la fête d'antan. Ce que se disaient ces jeunes gens et jeunes filles ? "Allez donc le demander aux sources bavardes et vagabondes qui courent sous la mousse des bois!" (Je crois avoir déjà entendu cela quelque part).
Peut-être dans cinquante ans, tandis que, dans le fond de notre retraite obscure, nous dormirons du sommeil du juste, attendant le jugement dernier, nos petits enfants, alors que les ordinateurs auront bouleversé complètement nos conceptions actuelles de l'existence, raconteront-ils, à leur tour, l'histoire d'ERNAGE-RENCONTRE des année 80 et la trouveront-ils bien plus désuète que celle que je viens de raconter de la fête à Ernage des années 30-40 et d'un âge ou l'oubli devient le dangereux complice de l'indifférence.
Dans la vie, ce n'est pas toujours la fête, et pourtant tous les jours qui passent façonnent inlassablement en chacun d'entre nous, selon les circonstances, un "Géant" qui sommeille et dont d'autres peut-être étaleront plus tard, au grand jour, les exploits, puisque c'est après notre mort, ainsi que je l'ai déjà écrit, que la sensibilité de la mémoire collective embellit notre personnalité pour en faire miroiter les vertus.
Lorsqu'après la mort de Louis Bouvier, il y a quelques années, je me suis retrouvé seul du trio que Louis, Robert, mon frère, et moi constituions dans notre enfance, j'avais rassemblé, dans L'Rnajoie, quelques souvenirs nous concernant, non d'ailleurs sans certains reproches qui m'avaient fait observer la non compatibilité de mes histoires personnelles avec les buts poursuivis par notre petit bulletin local.
Sans doute les "Géants" Robert et Louis ne parcourront-ils jamais les rues de nos villages, mais puisque les responsables de ce recueil m'ont demandé mon témoignage, j'ai pensé pouvoir raconter aux amis de Mathilde de Joseph et des autres la jeune histoire de ces enfants que nous étions, Louis, Robert et moi, lorsque la guerre survint le 10 mai 1940.
Tandis que les pauvres restes de Louis venaient d'être déposés dans la tombe, tandis qu'à leur pied tombait plein d'affection, de regrets, mais aussi d'espérance, mon petit brin de mimosa, je me suis rappelé ces mêmes heures sombres qui suivirent la mort de mon frère.
Ensemble, Louis et moi étions allés saluer les restes de Robert à Cortil où il était marié. En chemin, nous avions évoqué ces souvenirs lointains qui maintenant me heurtent douloureusement le coeur et les tempes, tel ce trait significatif du bon petit diable qu'était mon frère que nos voisins avaient d'ailleurs appelé tout simplement "Robert le diable".
"T'en souviens-tu" me disait Louis. "Lorsque, petit gosse, j'étais malade, dans l'impossibilité de me rendre en classe, je guettais, à midi et à quatre heures, derrière la fenêtre de la cuisine, votre retour de l'école. Arrivé devant la maison, Robert qui était de huit mois mon aîné, gravissait la cour jusqu'à la fenêtre de la cuisine devant laquelle il se plantait. Là, il se mettait à faire, plus invraisemblables les unes que les autres, des grimaces dont je m'amusais énormément, riant aux éclats. Ce manège durait au moins un quart d'heure jusqu'à ce que maman, sur le seuil de la porte dit à Robert: "Allez, m'gamin, il est temps que tu rentres à la maison, ta maman va s'inquiéter". Et Robert, le plus naturellement du monde, de s'en retourner, cartable sur le dos, mains dans les poches. A travers le carreau, hurlant de chagrin et tout en larmes, je l'observais le plus loin que je pouvais jusqu'à ce qu'il se dérobât à mon regard. Maman et ma grand'mère éprouvaient toutes les peines du monde à me consoler, me promettant que Robert reviendrait le lendemain. Le lendemain, en effet, le jeu recommençait".
Plus jeune, Robert fréquentait l'école gardienne de mademoiselle Bosman, lorsqu'un jour, dans le courant de l'après-midi, maman le vit rentrer à la maison portant à une jambe un bas différent de celui de l'autre jambe.
C'était un jour gris et pluvieux de fin d'automne. Pour protéger du froid mon petit frère, maman, au-dessus d'une première paire de bas, lui en avait enfilé une seconde de teinte différente.
Arrivé à l'école cette après-midi là à une heure tardive, Robert avait expliqué à mademoiselle qu'il était allé se promener dans les "pachis" de la ferme Mathy (Vandeputte). Il s'était embourbé dans une ornière et était arrivé à l'école un pied trempé et couvert de boue. Mademoiselle Bosman n'avait eu de ressource que de retirer du pied boueux les deux bas mouillés et d'enfiler à ce pied l'un des deux bas restés secs à l'autre pied, puis de renvoyer Robert à la maison.
Si turbulent ou si bohème pouvait être mon frère, tout aussi bien faisait-il preuve, en maintes occasions, d'une docilité exemplaire en classe, lorsque, par exemple, il fut question de mémoriser un petit poème que mademoiselle avait appris aux enfants et que Robert, le jour- même, s'était empressé de réciter à la maison; le voici textuellement, sans aucune faute de frappe :
"J'ai vu des enfants de CHIME
Jaunes comme de petits CARANIS
Mais les enfants de la BERGIQUE
Sont vraiment les plus gentils".
Une autre fois, Robert nous rapporte l'histoire que Mademoiselle avait racontée en classe et selon laquelle Caïn avait tué son frère Adèle. Marraine Césarie, nonobstant ses multiples séjours, au temps de sa jeunesse, dans les fermes des alentours, dont elle avait conservé la verdeur du langage des valets, avait l'esprit très alerte et savait s'en servir à bon escient.
Entendant Robert, elle avait formulé une remarque d'une opportunité désopilante, mais qui ne convenait pas à de jeunes oreilles. Plus tard, lorsque nous grandîmes, papa l'évoquait parfois et, chaque fois, tous ceux qui l'entendaient partaient d'un éclat de rire contagieux dont, plus d'une fois, du fond de sa tombe, ma grand'mère dut entendre les échos en souriant.
Il arrivait aussi à Robert de faire l'école buissonnière.
Emile Champagne, père de Max et grand'père d'Etienne, était agriculteur; il habitait rue Cals, la maison occupée actuellement par Hervé Rolin. Comme les cultivateurs de l'époque, il élevait des cochons et il arrivait qu'une truie se prélassât avec ses petits dans le pré qui fait l'angle de la rue Cals et de la rue de l'Europe.
Max racontait un jour à papa avoir observé, pendant plus d'une heure, notre petit Robert agrippé aux fils de la clôture, gesticulant et riant aux éclats à se régaler du jeu capricieux des bébés cochons autour de maman truie.
Par contre, Robert ne manifestait pas toujours autant de sympathie vis-à-vis des animaux, encore que vraisemblablement l'histoire qui suit est antérieure à celle des petits cochons.
Papa, aussi agriculteur, élevait un peu de bétail. Lorsqu'un veau était trop petit pour être mis au pâturage, il restait aux petits soins de l'étable. Or donc, un jour, c'était l'été, papa qui faisait la sieste fut éveillé par un remue-ménage inhabituel dans l'étable attenante à la maison. Un petit veau ne cessait d'y beugler. Tandis qu'il se précipitait sur les lieux, quelle ne fut pas la surprise de papa d'y trouver Robert qui armé d'un gourdin, martyrisait en veux- tu, en voila, le petit animal. "Que fais-tu là méchant gamin" lui dit mon père, en donnant une fessée à Robert et celui-ci de répondre: "C'est pas moi, c'est lui; il me fait des grimaces".
Enfant, je n'avais pas grand appétit, à l'opposé de Robert, solide petit bonhomme, aux pommettes rouges de santé et qui ne rechignait jamais à table. Le soir surtout, marraine Césarie, ma grand'mère paternelle, éprouvait grand-peine à me faire avaler quelque nourriture. Robert, par contre, qui m'a longtemps appelé "ti wère" (petit frère) lorsqu'il avait vidé le contenu de son assiette, me regardait en coin en me disant: "T'as plus faim "ti wère", donne, je vais le manger" et il s'emparait de mon assiette. "Mais, m'gamin, tu vas être malade" lui disait marraine Césarie et Robert de répondre: "Peut-être pendant la nuit" ce qui arrivait de temps en temps.
Lorsque j'eus l'âge de raison, St Nicolas qui ne m'avait pas encore révélé son identité réelle, m'apporta un splendide petit vélo rouge. Robert hérita, dès lors, de la non moins magnifique trottinette à pneus gonflables que j'avais reçue plus tôt. Avec Robert, la pauvre trottinette connut son maître. Elle tint cependant suffisamment le coup pour que mon frère, du moins dans les premiers temps, s'en servit pour se rendre à la grande école.

Pendant les heures de classe, il déposait la trottinette dans la remise à couleurs, toute proche, de l'oncle Constantin Brabant, peintre de sa profession, le grand'père de Valère. Nous éprouvions beaucoup de plaisir à voir Robert se propulser à l'aide de sa trottinette, tant il avait de dextérité dans cet exercice et notamment à faire mouliner la jambe gauche.
Un jour, maman l'aperçut sur la rue revenant de l'école à une heure incongrue et poussant sa trottinette plus prestement qu'à l'habitude, à supposer que cela fut possible. Les joues écarlates, il remonta notre cour à toute vitesse. Maman s'aperçut alors que dégoulinait le long des jambes de mon frère une matière brunâtre que, ni le pauvre Robert, ni sa petite culotte, n'avaient pu retenir. Il n'avait même pas eu le temps de prévenir Monsieur le Maître Louis, mais le plus obstrué des nez enrhumés eut pu le suivre sans peine à la trace.
Pauvre Robert, m'en voudrait-il d'avoir raconté cette histoire? Je ne le pense pas tant il était jovial. Je crois plutôt qu'il s'en serait follement amusé.
Il alla de soi que, grandissant, Robert apprit à rouler sur mon petit vélo rouge jusqu'au jour où sa trottinette rendit l'âme définitivement. A partir de ce moment là, mes parents durent composer pour partager entre mon frère et moi, l'usage du vélo. Un accident résolut momentanément le problème, mais ce fut, en fin de compte, au détriment du vélo.
Charles Renson habitait rue Jean, la maison qu'il vendit par la suite à Raymond Louis qui l'habite toujours. Charles faisait le transport et, à cette fin, il possédait un camion sur lequel, bien souvent, à la fin de la journée, il nous laissait grimper, bande de gamins, pour faire un petit tour. Moins de deux mois me séparaient de ma communion solennelle. Ce soir-là, Charles Renson pour nous faire déguerpir du camion, avait saisi une longe avec laquelle il feignait plus de nous chasser qu'il ne cherchait en fait à nous atteindre. J'étais resté dernier et, tandis que j' en sautais, pour éviter la longe, je restais accroché au camion par un pied, m'abattant lourdement sur le sol, le bras droit en avant. Me relevant tant bien que mal, le bras fracturé, je m'encourus à toutes jambes à la maison. Ma fracture arrangeait bien mon frère à qui revint l'usage exclusif du vélo sur lequel je ne pouvais plus monter du fait du plâtrage de mon bras. Mais, les plâtres ne durent pas. Vint le jour où je pus remonter sur mon vélo. Ce qui déplut souverainement à Robert qui, m'apercevant et se précipitant sur moi pour m'en faire descendre, me fit tomber
dangereusement sur le bras qui venait d'être déplâtré. Papa avait assisté à la scène; de rage, il s'empara du vélo qu'il réduisit en tas de ferraille en le précipitant à plusieurs reprises sur le sol.
Le dimanche qui suivit l'incident, parrain Théophile, notre grand'père paternel, ramenait de Bruxelles, pour Robert, un petit vélo neuf de la Marque Ajax, je m'en souviens. Pour Robert? bien sur! mais, je dois avouer que papa avait déjà commandé pour moi aussi un vélo neuf, un grand celui-là, chez Adelson, marchand de vélos qui habitait au bout de la rue Emile Labarre, la maison adossée au talus du chemin de fer et habitée actuellement par Joseph Adam. Formule magique, chacun y trouvait son compte. Robert et moi recevions tous deux un vélo neuf, tandis que grand'père et papa passaient l'éponge sur un conflit de générations que notre querelle de gosses avait provoqué.
Venant d'évoquer St Nicolas, je ne puis m'empêcher de penser aux grands-parents maternels de Louis : Clément Bassine, mon parrain de baptème et marraine Flore, tante de maman. Ils avaient pour moi une grande affection, les largesses de St Nicolas qui m'apportait chez eux de magnifiques cadeaux en ont toujours témoigné.
Le 6 décembre, jour de St Nicolas, maman me conduisait chez parrain Clément et marraine Flore. Pour corser un peu l'événement, les hommes étant partis au travail, marraine Flore et Léonie, maman de Louis et cousine de maman, nous faisaient entrer d'abord à la cuisine qu'une décoction de feuilles d'eucalyptus parfumait délicieusement. Après l'échange de quelques propos entre les trois femmes, Louis et moi, émerveillés, passions les premiers à la salle à manger où St Nicolas, la nuit précédente, avait déposé un peu partout, sur la table, sur les fauteuils, les cadeaux qu'il nous destinait.
Je me rappelle notamment le jour où St Nicolas apporta à Louis un "cinéma". C'est ainsi que nous appelions à l'époque, le jouet tout de même assez sophistiqué avec lequel l'on projetait des chutes de films 35 mm, que l'on trouvait au rayon des jouets des grands magasins, notamment à l'occasion de la St Nicolas.
Certes, Robert et moi avions-nous déjà à la maison un "cinéma" mais, à partir du moment où Louis eut le sien, nous délaissions le nôtre, celui de notre cousin étant de loin plus perfectionné. Il l'était si bien, que, ne pouvant être confié à des mains trop jeunes ou inexpérimentées, marraine Flore s'était appropriée le service du "cinéma" et elle seule occupait les fonctions d'opératrice.
Parce qu'ils étaient plus beaux projetés sur l'appareil de Louis, Robert et moi apportions nos films à marraine Flore qui, au cours de l'hiver, organisait à la cuisine des séances de cinéma. Cousin Charles, papa de Louis, avait tendu sur un châssis un vieux drap de lit qu'une fois le soir venu, l'on posait contre la fenêtre de la cuisine. Du fond de celle-ci, marraine Flore actionnait la manivelle du "cinéma". Le ronronnement de la machinerie de l'appareil tenait lieu de sonorisation et même si, en cours de projection, il arrivait à Louis de s'écrier : "Marraine, tu tournes trop vite" ou "Marraine, tu tournes trop lentement", petits et grands nous amusions follement. Tourner à la manivelle du "cinéma" était un art au même titre que celui de jouer de l'orgue de barbarie. De la parfaite régularité de l'actionnement de la manivelle dépendait l'harmonie des mouvements qui apparaissaient sur l'écran.
Evidemment, à chaque séance de cinéma, nous revoyions toujours les mêmes films dont j'ai, pour la plupart, oublié les sujets. Deux cependant me reviennent à la mémoire parce qu'ils avaient notre préférence, l'un relatif à une course de voitures automobiles, l'autre montrant une course de chevaux. J'y pense, il devait y avoir aussi l'un ou l'autre Charlot.
Si les séances de cinéma chez marraine Flore restent vivantes en ma mémoire, elles ne sont pourtant que l'un des mille et un souvenirs qui me rattachent à cette maison que nous appelions tout aussi bien chez parrain Clément, chez Louis que chez cousine Léonie ou chez marraine Flore, tant Robert et moi y étions un peu considérés comme les enfants de la maison. C'est tellement vrai qu'aussi longtemps que moi-même d'abord, puis mon frère, n'eûmes pas l'âge de pouvoir aider nos parents agriculteurs surchargés de travail, nous passions le plus clair de nos vacances chez Louis plutôt qu'à la maison, cela étant vraisemblablement dû au fait que marraine Flore et cousine Léonie avaient mieux le temps de nous entourer, de s'occuper de nous.
Au bout du jardin se trouvait un pré. En été, nous nous amusions à y dresser l'une ou l'autre tente à l'aide de toiles d'emballage, de cordes et de grands bâtons que nous allions couper dans l'un ou l'autre talus. Lorsque la tente était dressée, nous nous y installions. Robert ayant apporté le petit phonographe qu'il avait reçu de St Nicolas et que l'on remontait aussi à la manivelle, nous écoutions "La mère Michèle", "Il pleut bergère", "Frère Jacques" ou autres ritournelles du même cru.
Mes grands-parents Théophile et Césarie jouaient régulièrement aux cartes chez leurs voisins, les Brabant Gustave et Juliette. Ils jouaient pour de l'argent. Gustave gagnait le plus souvent et avec l'argent gagné, il rapportait de Bruxelles où il travaillait à la Caisse d'épargne, "à l' caisse" comme il disait, des disques pour le phonographe de Robert.
Vers quatre heures, du fond du jardin, marraine Flore ou cousine Léonie nous appelait pour goûter. Goûters mémorables : le pain, le café, la confiture dont la saveur particulière nous flattait le palais dix fois mieux qu'à la maison.
Nous avions grandi. Vint le jour où, au nombre des garçons de mon âge, en raison de mon intention de devenir prêtre plus tard (l'on me prédit alors que, plus tard, on m'appellerait le curé manqué), j'eus le privilège d'entreprendre des humanités au petit séminaire de Floreffe où je devins pensionnaire.
A cette époque, nous rentrions à la maison toutes les six ou sept semaines, c'est-à-dire pour les vacances ou pour les congés intermédiaires, par exemple de la Toussaint ou de la mi- carême. Les retours au séminaire après ces vacances ou ces congés, étaient particulièrement pénibles, surtout pour les plus jeunes restés plus dépendants des tendresses maternelles. Généralement, le jour de la rentrée, marraine Césarie, qui portait ma lourde valise, et Robert m'accompagnaient à la gare où je prenais le train de 17 heures. Lorsque le train s'ébranlait, Robert entreprenait, sur le quai, une course folle à hauteur du compartiment où j'étais monté, et ce, jusqu'à ce qu'il ne fût plus de taille à soutenir la vitesse du convoi. Alors il s'arrêtait en faisant, sans désemparer, de grands signes des deux bras. Penché à la portière du compartiment, tandis que de grosses larmes me ravageaient le visage, je lui faisais signe "au revoir" de la main. Et lorsque, point minuscule, sa silhouette s'estompait à l'horizon, je rentrais dans le compartiment, je m'y calais dans un coin et, pendant de longues minutes, j'y noyais mon chagrin.
Un jour, imperturbable, le train de la vie, au mépris de mon tourment, a poursuivi sa route, tandis que la silhouette de mon frère s'évanouissait à jamais dans les brumes infinies du temps qui passe et ne revient plus.
Adieu, "Ti wère".
Ma vie de pensionnaire avait modifié sensiblement, à mon détriment vis-à-vis de Robert et Louis, un état d'esprit qu'il m'est difficile de définir exactement. Sans m'en rendre compte de prime abord, je les avais distancés, j'avais doublé un cap dont, à l'âge de 8 ou 9 ans, ils étaient encore éloignés.
Il n'empêche qu'ils profitèrent de mon absence pour tenter leur première expérience d'homme le jour où (en cachette) ils grillèrent leurs premières cigarettes. J'ai raconté en d'autres circonstances le rôle important joué par le pont de la croix au cours des événements tragiques de mai 1940. C'est sous ce même pont, qu'en haut du talus du chemin de fer mes deux lascars cachaient leur paquet de cigarettes à l'abri d'éventuelles intempéries. A l'époque, si mes souvenirs sont bons, le demi jour de congé hebdomadaire était fixé au jeudi après midi. Après déjeuner, puisque telle est l'appellation correcte du repas de midi, Robert et Louis se retrouvaient et prenaient ensemble la direction du pont de la croix où ils allaient fumer. Une fois terminée l'opération tabac pour laquelle le temps était judicieusement compté, ils s'empiffraient de friandises, de manière à ne pas être trahis par leur haleine une fois de retour à la maison. Trahis, ils le furent pourtant, par qui... par quoi... allez-y voir, mais, en tout cas, en vertu de ce principe sans doute plus ou moins contesté, selon le cas, de nos jours : "papa a raison".
Vint le 10 mai 1940, j'ai raconté, d'autre part, ce que furent pour nous les trois jours qui précédèrent notre évacuation, le 13 mai au soir. Le lecteur sait déjà, dès lors, que nos familles, celle de Louis, celle des Brabant, celle des Lanneau et la nôtre, évacuèrent sur le camion rouge qu'un chasseur ardennais mobilisé avait confié à Ernest Lanneau.
Ici intervient le quatrième larron : Marcel Lanneau qui, en 1940, était âgé de 13 ans. Il avait pris place à côté de nous sur la camion de sorte que Robert, Louis, Marcel et moi formions ce quatuor toujours aux aguets du moindre incident de route pour se distinguer. Il faut dire que nous avions été sérieusement commotionnés par les quelques bombes allemandes tombées à Ernage le dimanche de la Pentecôte et que notre fuite, sans incident, sur la camion rouge, nous donnait cette impression toute relative de sécurité qui avait permis à nos jeunes nerfs de se relâcher complètement.
Or le soir, à l'étape, tandis que nous logions la plupart tu temps dans des granges au milieu des rats ou dans des écuries de fermes qu'il nous est arrivé de devoir nettoyer pour y installer nos couches de paille, nous faisions la connaissance d'autres réfugiés qui nous racontaient leurs malheurs. Il nous est ainsi arrivé plus d'une fois d'apprendre de certains que leur colonne ayant été mitraillée par l'un ou l'autre avion de chasse allemand, il y avait eu des morts et des blessés et à nous d'endurer le récit de scènes atroces vécues par ces malheureux. Après de tels récits, nous étions certes moins enthousiastes pour repartir le lendemain matin mais, le temps s'écoulant sans incident, notre insouciance, voire notre insolence reprenaient le dessus et les larrons se manifestaient.
D'un clin d'oeil concerté, nous nous mettions à quatre, en musant, à imiter le hululement répété d'une sirène, ce qui signifiait normalement le déclenchement d'une alerte aux avions. Ce signal mettait, sur le champ, tout le camion en émoi et notamment Gustave Brabant qui, pointant l'index vers le ciel, s'en prenait aux autres : "Choutez... choutez..." (en français : "Ecoutez... écouter...). Nous avions grand peine à nous contenir. Aucun avion ne se manifestant, notre camion poursuivait sa route jusqu'au jour où, notre jeu ayant été découvert, nous subîmes le blâme acerbe d'un Gustave outré. Toujours au sujet de notre évacuation de mai 1940, je ne puis passer sous silence le fait suivant. C'était le 14 mai, à la fin du deuxième jour. Le premier soir, le lundi 13 mai donc, nous nous étions arrêtés à l'hôpital de Nivelles où nous avions passé la nuit. Le 14, au soir, nous étions arrivés à Bellegem, où fonctionnait un centre d'accueil qui nous hébergea au rez- de-chaussée d'une vaste maison vide, où nous passâmes la nuit sur des paillasses à même le sol. Une fois installés, nous avions remarqué un remue ménage derrière la double porte qui nous séparait d'une pièce voisine. A un moment donné cette double porte s'étant entrouverte sans que nous ne l'ayons remarqué, une main étrangère avait tenté prestement de se saisir du sac à main d'une dame de notre groupe; ce devait être, si je ne m'abuse marraine Flore qui, par mesure de prudence, avait heureusement enroulé autour du bras la lanière de son sac et, de la sorte, avait conservé son bien. La double porte s'était brusquement refermée à clef. L'incident étant clos, nous les gosses, insouciants, nous endormîmes comme des loirs. Ce ne fut pas le cas des adultes qui, toujours, à la merci d'une nouvelle tentative de vol, restèrent aux abois jusqu'à ce que, de guerre lasse, ils finirent par s'endormir.
Or, mon père, Charles, qui s'étant endormi d'un oeil, veillait de l'autre, avait remarqué en pleine nuit, nonobstant l'obscurité presque totale, une silhouette qui se tenait debout au milieu de la pièce que nous occupions. S'étant levé lestement, il s'était précipité sur la silhouette en question et, en un tour de bras, l'avait plaquée au sol. "Mon Dieu, Châles, qu'west-ce qui t'fais là?", s'était écrié cousine Léonie qui, étant donné les invectives de papa l'avait reconnu à la voix. Mon père plus furieux de sa méprise que navré d'avoir fauché Léonie, l'avait interpellée sans la ménager, ce à quoi elle avait répondu "Ah! me d'je veille çà!". "Ah! moi je veille, cà!.
Que de fois, depuis, nous avons évoqué cet incident nous en amusant beaucoup.
Lorsque, début août 1940, nous rentrâmes d'évacuation, trois mois donc après les durs combats qui s'y étaient livrés, le village, bien que beaucoup de ses plaies eussent déjà été pansées, présentait encore le spectacle de la désolation; notamment équipements et matériel français assez important gisaient encore cà et là.
A l'insu de nous tous, Robert avait récupéré, je ne sais où, trois caissettes dont chacune contenait 200 balles de revolver ou pistolet de calibre 7.65. Il les avait dissimulées au grenier où elles restèrent cachées pendant toute la durée de la guerre.
Lorsque vint la libération, les langues se déliant, le plus fortuit des hasards assurément, qui donc eut osé en douter, fit que Robert apprit que le cousin Louis avait discrètement mis la main sur le revolver 7.65 de son grand'père, parrain Clément et que, réciproquement Louis savait que mon frère détenait un nombre important de balles compatibles avec l'objet qu'il avait subrepticement déniché. Je fus mis au courant : il y avait normalement plus dans trois têtes que dans deux. D'où les conciliabules indispensables à la mise au point de la tactique relative à l'utilisation de notre matériel prohibé.
Nous confectionnâmes une cible et choisîmes, pour nos exercices de tir, l'endroit désert qu'était exactement, à l'époque, rue de Noirmont, le talus où furent creusées, plus tard, les fondations de la maison de René Destain, à proximité de l'actuel terrain de football.
Bien que fussent rares les balles que nous parvînmes à loger dans la cible, nos séances de tir n'en étaient pas moins grisantes, dans la mesure où nous éprouvions la sensation forte de mordre à pleines dents au fruit défendu et le vertige que provoque le goût du risque chez des jeunes de 17 à 20 ans.
De surcroît, lorsque nous nous rendions l'un chez l'autre, soit que Louis vînt à la maison ou que Robert et moi passions chez lui, nous éprouvions l'irrésistible besoin et un malin plaisir à fanfaronner en présence de nos parents, nous entretenant de nos exploits par mots entre- coupés ou en quelques mots de néerlandais, langue que notre entourage n'avait pas eu la chance d'apprendre à l'école et qui lui était, dès lors, inintelligible. C'est ainsi que lorsque nous nous retrouvions en présence de nos familles, nous avions adopté le pseudo mot de passe suivant : "Wanner PIT... PIT... ? - Quand allons-nous tirer ?
Tout compte fait, nous courrions le double risque, et de faire découvrir notre jeu par quelqu'imprudence de langage, et de provoquer, beaucoup plus grave, comme fort heureusement cela ne se produisit pas, ainsi que nous le verrons plus loin, quelqu'accident étant donné notre inconscient mépris de la prudence la plus élémentaire lors de nos exercices de tir.
Si l'endroit que nous avions choisi pour tirer nous abritait des regards indiscrets, les détonations de l'arme, par contre, eussent permis à quiconque de déceler rapidement notre retraite.
En effet, après l'une de nos séances d'entraînement, Louis Denis (il va surement s'en souvenir et peut-être maintenant sourire) avait raconté que des imbéciles étaient venus tirer à proximité du champ où il travaillait avec les chevaux et que les balles lui sifflaient aux oreilles. De qui parrain Clément apprit que Robert, Louis et moi étions les auteurs des faits, nous ne nous sommes jamais donné la peine de chercher à le savoir, la dimension du blâme qu'il nous avait infligé nous ayant singulièrement "refroidis". Moi qui, à la veille de mes vingt ans, étais le plus âgé des trois, je crois encore entendre parrain Clément me sermonner : "et t'maime, grand nigaud, te n'vaux né mia, t'n es né pe malé. Au pe vî, au pe biesse", ce qui en français donne : "Et toi, grand nigaud, tu ne vaux pas mieux, tu n'es pas plus malin; au plus vieux, au plus bête!".
Du revolver, nous n'entendîmes plus jamais parler ni ne sûmes ce qu'il devint. Cet événement ne fut pas le dernier de notre commune jeunesse, même si, durant la guerre, nos études avaient pris des orientations diverses, même si, au cours des vacances, Robert et moi étions séparés de Louis en raison de notre aide, à la maison, aux travaux les plus divers qui ne manquaient pas, vu la nature des activités professionnelles de nos parents.
Les grandes vacances! c'était le temps de la moisson dont gerbes, diseaux, meules, machines à battre n'avaient rien à voir avec les mini-usines mobiles que sont, de nos jours, les tracteurs aux innombrables chevaux et les gigantesques moissonneuses-batteuses qui occupent la quasi totalité de la largeur de la route et de loin, vous crient "gare" lorsqu'elles vous voient poindre avec votre mini-voiture à quatre roues.
Les grandes vacances! ma plus grande joie était d'aller charrier dès 10 heures du matin, heure à laquelle la rosée s'était presque dissipée, jusqu'à une heure tardive de la soirée. Charrier (fortchi en patois) consistait à passer les gerbes du diseau au chariot sur lequel mon père confectionnait la charretée.
Lorsqu'il était question d'engranger la moisson, papa organisait un roulement. Tandis que mon grand'père, maman et mon frère déchargeaient un chariot à la maison, papa et moi nous rendions sur le champs avec le deuxième chariot, rassembler une nouvelle charretée. Lorsque le chariot vide s'ébranlait, nous y grimpions en allumant une cigarette. Cahotés par les mouvements du véhicule, nous rêvions en silence en observant l'échine dandinante des chevaux qui, à grands coups de "Prrr... " hochaient la tête et secouaient la queue pour chasser les mouches. Le bonheur nous accompagnait au rythme de notre équipage, tandis que l'odeur mélangée, de crottin et de fumée de cigarettes, se métamorphosait en des parfums dont la réminiscence me nimbe le coeur et l'âme de mirages paradisiaques.
Le soir venu, baignoires et douches étant à l'époque réservées à de rares privilégiés, les hommes remplissaient d'eau, des seaux qu'ils amenaient à même la cour où ils s'ébrouaient le torse nu.
De nos jours, les jeunes gens ont perdu la notion des joies saines de la moisson. Il leur arrive, en vacances, de les découvrir chez des peuples que nous avons devancés de cinquante ans dans les techniques agricoles et ils font tout un monde de ce qui fut l'alphabet de notre existence.
Lorsque reviennent les chaudes fins de journées du mois d'août, je ne puis empêcher ma pensée de retourner aux sources. Je revois dans les rues du village les échines dandinantes des splendides attelages rentrant au bercail après une journée de dur labeur. Je revois, perché sur le dos du cheval de tête et balancé au rythme de sa monture, le fermier las mais heureux, le sourire aux lèvres et le fouet en bandoulière : "Hue Mignonne !" Je crois entendre le cliquetis des harnais et le hennissement de ces superbes brabançons, saluant au passage et hochant la tête en les croisant, l'un ou l'autre de leurs semblables. Et lorsque l'attelage est passé, tandis que son branle-bas s'estompe, je crois encore percevoir dans les narines, les senteurs oubliées du crottin et de la bonne terre de chez nous.
Monde laborieux et paisible, qu'es-tu donc devenu ? Tes rumeurs et tes émanations se sont évanouies dans la nuit des temps.
Nonobstant nos occupations aux travaux des champs, les occasions ne nous manquaient cependant pas de nous réunir, Robert, Louis et moi, telle celle-ci qu'il m'est difficile de situer dans le temps mais qui, en tout état de cause, se rattache à l'époque où, à la fin de la guerre, le service du sacristain-chantre-organiste n'était pas assuré à l'église. Nous chantions au jubé à la plus grande joie du curé Wauthy qui comptait sur nous. Nous connaissions certes par coeur tous les hymnes latins de circonstance ainsi que les cantiques chantés en français à la fin d'un salut ou des vêpres qui avaient lieu le dimanche après-midi. Ces chants nous étaient si familiers que nous avions mis au point une deuxième voix du plus bel effet vu que nous chantions "a capella".
Le dernier acte de nos souvenirs communs de jeunesse devait nous échoir à Louis et à moi- même après que Robert, le premier à être entré dans la vie, eut été engagé à la Société Générale de banque à Bruxelles où il resta jusqu'à sa mort.
Après l'abbé Legrain qui le fit à titre temporaire, l'abbé Renson venait de succéder officiellement au curé Wauthy. Peu après son arrivée à Ernage et après la restauration du presbytère, il mit à jour au grenier, le crucifix du 13ème siècle qui, jusqu'en 1984, resta au chevet de l'église. Il en fut enlevé, vu sa détérioration, par le conseil de fabrique d'église.
Je serais bien en peine d'affirmer à qui revint l'initiative, et de suspendre le crucifix au chevet de l'église, après restauration sommaire, et de l'y amener, porté par des jeunes gens, en procession nocturne dans le village.
Je pense qu'après consultation du conseil de fabrique d'église de l'époque, toutes ces décisions revinrent au curé Renson qui, pour la circonstance, s'était assuré, d'une part, les services d'une troupe de la capitale et, d'autre part, nous avait demandé à Louis et à moi- même si nous pouvions assurer la fabrication de torches et surtout, vu les difficultés d'approvisionnement toujours de rigueur, si nous pouvions prévoir l'acquisition du combustible dont imbiber les torches. La fourniture du gaz oil fut rapidement assurée par cousin Charles, papa de Louis, grâce à ses occupations aux usines Melotte à Gembloux, après quoi Louis et moi entreprîmes la confection de plusieurs dizaines de torches à l'aide de bâtons au bout desquels nous enroulions des chiffons en les serrant très fort au moyen de fil de fer.
La veille de la cérémonie d'intronisation du crucifix au chevet de l'église, nous mîmes les torches à tremper dans le gaz oil.
La procession nocturne fut un spectacle grandiose grâce aux torches qui, allumées au départ de l'église, brûlaient encore, après le tour du village, lors de la mise en place du crucifix.
Les scouts bruxellois avaient filmé la cérémonie, mais ils ne tinrent pas leur promesse de venir montrer le film.
Tandis que nos torches s'éteignaient, prenait fin cette étape de notre vie qu'on appelle l'enfance puis l'adolescence, page sur laquelle, plus tard, on se penche avec beaucoup de tendresse.
A mon tour, comme Robert l'avait fait, j'entrai dans la vie tandis que Louis poursuivait ses études d'ingénieur à l'Université du Travail à Charleroi.
Et puis, sans que rien ou quiconque eût pu y faire quoi que ce fût, notre vie affective était en pleine mutation et c'était irréversible. Nos Roméos s'étaient mis en tête de partir à la conquête de leur Juliette et, sans que nous nous en rendions compte, déjà ils posaient les jalons d'autres enfances qui ne seraient plus la nôtre.

                                                FRANZ LABARRE